Page:Chénier - Poésies choisies, ed. Derocquigny, 1907.djvu/155

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Et nourris, s’il faut que je vive,
De mon pâle flambeau la clarté fugitive
Aux douces chimères d’amours.

L’âme n’est point encor flétrie,
La vie encor n’est point tarie.
Quand un regard nous trouble et le cœur et la voix
Qui cherche les pas d’une belle,
Qui peut ou s’égayer ou gémir auprès d’elle,
De ses jours peut porter le poids.

J’aime ; je vis. Heureux rivage !
Tu conserves sa noble image.
Son nom, qu’à tes forêts j’ose apprendre le soir,
Quand, l’âme doucement émue,
J’y reviens méditer l’instant où je l’ai vue,
Et l’instant où je dois la voir.

Pour elle seule encore abonde
Cette source, jadis féconde.
Qui coulait de ma bouche en sons harmonieux.
Sur mes lèvres tes bosquets sombres
Forment pour elle encor ces poétiques nombres,
Langage d’amour et des dieux.

Ah ! témoin des succès du crime.
Si l’homme juste et magnanime
Pouvait ouvrir son cœur à la félicité,
Versailles, tes routes fleuries,
Ton silence, fertile en belles rêveries,
N’auraient que joie et volupté.

Mais souvent tes vallons tranquilles,
Tes sommets verts, tes frais asiles,
Tout à coup à mes yeux s’enveloppent de deuil.
J’y vois errer l’ombre livide
D’un peuple d’innocents qu’un tribunal perfide
Précipite dans le cercueil.