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Qui t’épie, et, dans l’Inde éclipsant ta splendeur,
Sur tes fautes sans nombre élève sa grandeur.
Il triomphe, il t’insulte. Oh ! combien tes collines
Tressailliraient de voir réparer tes ruines,
Et pour la liberté donneraient sans regrets
Et leur vin, et leur huile, et leurs belles forêts !

J’ai vu dans tes hameaux la plaintive misère,
La mendicité blême et la douleur amère.
Je t’ai vu dans tes biens, indigent laboureur,
D’un fisc avare et dur maudissant la rigueur,
Versant aux pieds des grands des larmes inutiles.
Tout trempé de sueurs pour toi-même infertiles,
Découragé de vivre, et plein d’un juste effroi
De mettre au jour des fils malheureux comme toi.
Tu vois sous les soldats les villes gémissantes ;
Corvée, impôts rongeurs, tributs, taxes pesantes.
Le sel, fils de la terre, ou même l’eau des mers.
Sources d’oppression et de fléaux divers ;
Mille brigands, couverts du nom sacré du prince,
S’unir à déchirer une triste province,
Et courir à l’envi, de son sang altérés.
Se partager entre eux ses membres déchirés !
Ô sainte Égalité ! dissipe nos ténèbres.
Renverse les verrous, les bastilles funèbres.
Le riche indifférent, dans un char promené,
De ces gouffres secrets partout environné,
Rit avec les bourreaux, s’il n’est bourreau lui-même,
Près de ces noirs réduits de la misère extrême,
D’une maîtresse impure achète les transports,
Chante sur des tombeaux, et boit parmi des morts

Malesherbes, Turgot, ô vous en qui la France
Vit luire, hélas ! en vain, sa dernière espérance ;
Ministres dont le cœur a connu la pitié,
Ministres dont le nom ne s’est point oublié,
Ah ! si de telles mains, justement souveraines.
Toujours de cet empire avaient tenu les rênes !
L’équité clairvoyante aurait régné sur nous ;
Le faible aurait osé respirer près de vous ;