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IV

L’ART D’AIMER


Fragment I


Ah ! tremble que ton âme à la sienne livrée
Ne s’en puisse arracher sans être déchirée.
Même au sein du bonheur, toujours dans ton esprit
Garde ce qu’autrefois les sages ont écrit :
« Une femme est toujours inconstante et futile,
Et qui pense fixer leur caprice mobile,
Il pense, avec sa main, retenir l’aquilon.
Ou graver sur les flots un durable sillon. »


Fragment II


Que sert des tours d’airain tout l’appareil horrible ?
Que servit à Juno cet Argus si terrible,
Ce front, de jalousie armé de toutes parts.
Où veillaient à la fois cent farouches regards ?
Mais quoi que l’on oppose et d’adresse et de force,
Quand nul don, nul appât, nulle mielleuse amorce
Ne pourraient au dragon ravir l’or de ses bois,
Et du Triple Cerbère assoupir les abois ;
On t’aime, garde-toi d’abandonner la place.
Il faut oser. L’amour favorise l’audace.
Si l’envie à te nuire aiguise tous ses soins,
Toi, pour te rendre heureux, tenterais-tu donc moins ?
Il faut savoir contre eux tourner leurs propres armes ;
Attacher leurs soupçons à de fausses alarmes ;
Semer toi-même un bruit d’attaque, de danger ;
Leur montrer sur ta route un flambeau mensonger.
Et tandis que par toi leur prudence égarée
Rit, s’applaudit de voir ton attente frustrée,
Aveugles, auprès d’eux ils laissent échapper
Tes pas, qu’ils défiaient de les pouvoir tromper.
Tel, car ainsi que toi c’est l’amour qui le guide,
Un fleuve, à pas secrets, des campagnes d’Élide,