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III

L’AMÉRIQUE


Fragment I


Il faut mettre ceci dans la bouche du poète (qui n’est pas moi) :


Le poète divin, tout esprit, tout pensée,
Ne sent point dans un corps son âme embarrassée ;
Il va percer le ciel aux murailles d’azur ;
De la terre, des mers, le labyrinthe obscur.
Ses vers ont revêtu, prompts et légers Protées,
Les formes tour à tour à ses yeux présentées.
Les torrents, dans ses vers, du droit sommet des monts
Tonnent précipités en des gouffres profonds.
Là, des flancs sulfureux d’une ardente montagne,
Ses vers cherchent les cieux et brûlent les campagnes ;
Et là, dans la mêlée aux reflux meurtriers.
Leur clameur sanguinaire échauffe les guerriers,
Puis, d’une aile glacée assemblant les nuages.
Ils volent, troublent l’onde et soufflent les naufrages,
Et répètent au loin et les longs sifflements,
Et la tempête sombre aux noirs mugissements,
Et le feu des éclairs et les cris du tonnerre.
Puis, d’un œil doux et pur souriant à la terre.
Ils la couvrent de fleurs ; ils rassérènent l’air.
Le calme suit leurs pas et s’étend sur la mer.


Fragment II


Le poète Alonzo d’Ercilla, à la fin d’un repas nocturne en plein air, prié de chanter, chantera un morceau astronomique.


« Salut, ô belle nuit, étincelante et sombre,
Consacrée au repos. Ô silence de l’ombre,
Qui n’entends que la voix de mes vers, et les cris
De la rive aréneuse où se brise Téthys.
Muse, muse nocturne, apporte-moi ma lyre.
Comme un fier météore, en ton brûlant délire,