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Que l’on croit malgré soi, sont pénibles, austères,
Et moins grands, moins pompeux que leurs belles chimères ?
Ces objets, hérissés, dans leurs détours nombreux,
Des ronces d’un langage obscur et ténébreux,
Pour l’âme, pour les sens offrent-ils rien à peindre ?
Le langage des vers y pourrait-il atteindre ?
Voilà ce que traités, préfaces, longs discours,
Prose, rime, partout nous disent tous les jours.
Mais enfin, dites-moi, si d’une œuvre immortelle
La nature est en nous la source et le modèle,
Pouvez-vous le penser que tout cet univers,
Et cet ordre éternel, ces mouvements divers.
L’immense vérité, la nature elle-même,
Soit moins grande en effet que ce brillant système
Qu’ils nommaient la nature, et dont d’heureux efforts
Disposaient avec art les fragiles ressorts ?
Mais quoi ! ces vérités sont au loin reculées,
Dans un langage obscur saintement recelées :
Le peuple les ignore. Ô Muses, ô Phœbus !
C’est là, c’est là sans doute un aiguillon de plus.
L’auguste poésie, éclatante interprète.
Se couvrira de gloire en forçant leur retraite.
Cette reine des cœurs, à la touchante voix,
À le droit, en tous lieux, de nous dicter son choix,
Sûre de voir partout, introduite par elle,
Applaudir à grands cris une beauté nouvelle,
Et les objets nouveaux que sa voix a tentés
Partout, de bouche en bouche, après elle chantés.
Elle porte, à travers leurs nuages plus sombres,
Des rayons lumineux qui dissipent leurs ombres,
Et rit quand dans son vide un auteur oppressé
Se plaint qu’on a tout dit et que tout est pensé.
Seule, et la lyre en main, et de fleurs couronnée,
De doux ravissements partout accompagnée,
Aux lieux les plus déserts, ses pas, ses jeunes pas,
Trouvent mille trésors qu’on ne soupçonnait pas.
Sur l’aride buisson que son regard se pose.
Le buisson à ses yeux rit et jette une rose,
Elle sait ne point voir, dans son juste dédain,
Les fleurs qui trop souvent, courant de main en main,