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Pas un cœur qui, du tien zélé dépositaire,
Vienne adoucir ta plaie, apaiser ton effroi.
Et consoler tes pleurs, et pleurer avec toi !
Ce n’est pas nous, amis, qu’un tel foudre menace.
Que des dieux et des rois l’éclatante disgrâce
Nous frappe : leur tonnerre aura trompé leurs mains ;
Nous resterons unis en dépit des destins.
Qu’ils excitent sur nous la fortune cruelle ;
Qu’elle arme tous ses traits : nous sommes trois contre elle.
Nos cœurs peuvent l’attendre, et, dans tous ses combats,
L’un sur l’autre appuyés, ne chancelleront pas.

Oui, mes amis, voilà le bonheur, la sagesse.
Que nous importe alors si le dieu du Permesse
Dédaigne de nous voir, entre ses favoris,
Charmer de l’Hélicon les bocages fleuris ?
Aux sentiers où leur vie offre un plus doux exemple,
Où la félicité les reçut dans son temple,
Nous les aurons suivis, et, jusques au tombeau.
De leur double laurier su ravir le plus beau.
Mais nous pouvons, comme eux, les cueillir l’un et l’autre.
Ils reçurent du ciel un cœur tel que le nôtre ;
Ce cœur fut leur génie ; il fut leur Apollon,
Et leur docte fontaine, et leur sacré vallon.
Castor charme les dieux, et son frère l’inspire.
Loin de Patrocle, Achille aurait brisé sa lyre.
C’est près de Pollion, dans les bras de Varus,
Que Virgile envia le destin de Nisus.
Que dis-je ? ils t’ont transmis ce feu qui les domine.
N’ai-je pas vu ta muse au tombeau de Racine,
Le Brun, faire gémir la lyre de douleurs
Que jadis Simonide anima de ses pleurs ?
Et toi, dont le génie, amant de la retraite.
Et des leçons d’Ascra studieux interprète.
Accompagnant l’année en ses douze palais,
Étale sa richesse et ses vastes bienfaits ;
Brazais, que de tes chants mon âme est pénétrée,
Quand ils vont couronner cette vierge adorée
Dont par la main du temps l’empire est respecté,
Et de qui la vieillesse augmente la beauté !