Page:Chénier - Poésies choisies, ed. Derocquigny, 1907.djvu/116

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
ÉPÎTRES


I

À LE BRUN ET AU MARQUIS DE BRAZAIS


Le Brun, qui nous attends aux rives de la Seine,
Quand un destin jaloux loin de toi nous enchaîne ;
Toi, Brazais, comme moi sur ces bords appelé,
Sans qui de l’univers je vivrais exilé ;
Depuis que de Pandore un regard téméraire
Versa sur les humains un trésor de misère.
Pensez-vous que du ciel l’indulgente pitié
Leur ait fait un présent plus beau que l’amitié ?

Ah ! si quelque mortel est né pour la connaître,
C’est nous, âmes de feu, dont l’Amour est le maître.
Le cruel trop souvent empoisonne ses coups ;
Elle garde à nos cœurs ses baumes les plus doux.
Malheur au jeune enfant seul, sans ami, sans guide.
Qui près de la beauté rougit et s’intimide.
Et, d’un pouvoir nouveau lentement dominé,
Par l’appât du plaisir doucement entraîné.
Crédule, et sur la foi d’un sourire volage,
À cette mer trompeuse et se livre et s’engage !
Combien de fois, tremblant et les larmes aux yeux.
Ses cris accuseront l’inconstance des dieux !
Combien il frémira d’entendre sur sa tête
Gronder les aquilons et la noire tempête,
Et d’écueils en écueils portera ses douleurs
Sans trouver une main pour essuyer ses pleurs !
Mais heureux dont le zèle, au milieu du naufrage,
Viendra le recueillir, le pousser au rivage ;
Endormir dans ses flancs le poison ennemi ;
Réchauffer dans son sein le sein de son ami.
Et de son fol amour étouffer la semence.
Ou du moins dans son cœur ranimer l’espérance !