Page:Chénier - Poésies choisies, ed. Derocquigny, 1907.djvu/107

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Je souris à la mort volontaire et prochaine ;
Je me prie, en pleurant, d’oser rompre ma chaîne ;
Déjà le doux poignard qui percerait mon sein
Se présente à mes yeux et frémit sous ma main ;
Et puis mon cœur s’écoute et s’ouvre à la faiblesse :
Mes parents, mes amis, l’avenir, ma jeunesse,
Mes écrits imparfaits ; car, à ses propres yeux,
L’homme sait se cacher d’un voile spécieux.
À quelque noir destin qu’elle soit asservie,
D’une étreinte invincible il embrasse la vie,
Et va chercher bien loin, plutôt que de mourir,
Quelque prétexte ami de vivre et de souffrir.
Il a souffert, il souffre : aveugle d’espérance,
Il se traîne au tombeau de souffrance en souffrance,
Et la mort, de nos maux ce remède si doux,
Lui semble un nouveau mal, le plus cruel de tous.


XIV

AUX DEUX FRÈRES TRUDAINE


Amis, couple chéri, cœurs formés pour le mien.
Je suis libre. Camille à mes yeux n’est plus rien.
L’éclat de ses yeux noirs n’éblouit plus ma vue ;
Mais cette liberté sera bientôt perdue.
Je me connais. Toujours je suis libre et je sers ;
Être libre pour moi n’est que changer de fers.
Autant que l’univers a de beautés brillantes,
Autant il a d’objets de mes flammes errantes.
Mes amis, sais-je voir d’un œil indifférent
Ou l’or des blonds cheveux sur l’albâtre courant,
Ou d’un flanc délicat l’élégante noblesse.
Ou d’un luxe poli la savante richesse ?
Sais-je persuader à mes rêves flatteurs
Que les yeux les plus doux peuvent être menteurs ?
Qu’une bouche où la rose, où le baiser respire,
Peut cacher un serpent à l’ombre d’un sourire ?
Que sous les beaux contours d’un sein délicieux