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T’appelle. Viens, les fleurs ont couronné la table ;
Viens, viens y consoler ton âme inconsolable. »

Vous voyez, mes amis, si de ce noble soin
Mon cœur tranquille et libre avait aucun besoin.
Camille dans mon cœur ne trouve plus des armes,
Et je l’entends nommer sans trouble, sans alarmes ;
Ma pensée est loin d’elle, et je n’en parle plus ;
Je crois la voir muette et le regard confus,
Pleurante. Sa beauté présomptueuse et vaine
Lui disait qu’un captif, une fois dans sa chaîne,
Ne pouvait songer… Mais, que nous font ses ennuis ?
Jeune homme, apporte-nous d’autres fleurs et des fruits.
Qu’est-ce, amis ? nos éclats, nos jeux se ralentissent ?
Que des verres plus grands dans nos mains se remplissent !
Pourquoi vois-je languir ces vins abandonnés,
Sous le liège tenace encore emprisonnés ?
Voyons si ce premier, fils de l’Andalousie,
Vaudra ceux dont Madère a formé l’ambroisie,
Ou ceux dont la Garonne enrichit ses coteaux.
Ou la vigne foulée aux pressoirs de Cîteaux.
Non, rien n’est plus heureux que le mortel tranquille
Qui, cher à ses amis, à l’amour indocile,
Parmi les entretiens, les jeux et les banquets.
Laisse couler la vie et n’y pense jamais.
Ah ! qu’un front et qu’une âme à la tristesse en proie
Feignent malaisément et le rire et la joie !
Je ne sais, mais partout je l’entends, je la voi ;
Son fantôme attrayant est partout devant moi ;
Son nom, sa voix absente errent dans mon oreille.
Peut-être aux feux du vin que l’amour se réveille :
Sous les bosquets de Chypre, à Vénus consacrés,
Bacchus mûrit l’azur de ses pampres dorés.
J’ai peur que, pour tromper ma haine et ma vengeance.
Tous ces dieux malfaisants ne soient d’intelligence.
Du moins il m’en souvient, quand autrefois, auprès
De cette ingrate aimée, en nos festins secrets,
Je portais à la hâte à ma bouche ravie
La coupe demi-pleine à ses lèvres saisie.
Ce nectar, de l’amour ministre insidieux,