Page:Chénier - Œuvres poétiques, édition Moland, 1889, volume 2.djvu/320

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

indépendante pauvreté ! Peut-être un jour je serai riche : puisse alors le fruit de mes peines, de mes chagrins, de mon ennui, épargner à mes proches le même ennui, les mêmes chagrins, les mêmes peines ! Puissent-ils me devoir d’échapper à l’humiliation ! Oui, sans doute l’humiliation. Je sais bien qu’il ne m’arrive rien dont mon honneur puisse être blessé. Je sais bien aussi que rien de pareil ne m’arrivera jamais, car cette assurance-là ne dépend que de moi seul ; mais il est dur de se voir négligé, de n’être point admis dans telle société qui se croit au-dessus de vous ; il est dur de recevoir, sinon des dédains, au moins des politesses hautaines ; il est dur de sentir… — Quoi ? qu’on est au-dessous de quelqu’un ? — Non ; mais il y a quelqu’un qui s’imagine que vous êtes au-dessous de lui. Ces grands, même les meilleurs, vous font si bien remarquer en toute occasion cette haute opinion qu’ils ont d’eux-mêmes ! Ils affectent si fréquemment de croire que la supériorité de la fortune tient à celle de leur mérite ! Ils sont bons si durement ! Ils mettent tant de prix à leurs sensations et à celles de leurs pareils, et si peu à celles de leurs prétendus inférieurs ! Si quelque petit chagrin a effleuré la vanité d’un de ceux qu’ils appellent leurs égaux, ils sont si chauds, si véhéments, si compatissants ! Si une cuisante amertume a déchiré le cœur de tel qu’ils appellent leur inférieur, ils sont si froids, si secs ! Ils le plaignent d’une manière si indifférente et si distraite ! comme les enfants qui n’ont point de peine à voir mourir une fourmi, parce qu’elle n’a point de rapport à leur espèce.