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laisser fuir une heure et demie sans m’en apercevoir, en barbouillant un papier que j’ai demandé. Je ne sais absolument point ce que je vais écrire, je m’en inquiète peu. Quelque absurde et vide et insignifiant que cela puisse être (et cela ne saurait guère l’être autant que la conversation de deux Anglais qui mangent à une table à côté de moi, et qui écorchent de temps en temps quelques mois de français afin de me faire voir qu’ils savent ou plutôt qu’ils ne savent pas ma langue), je reverrai peut-être un jour cette rapsodie, et je ne me rappellerai pas sans plaisir (car il y en a à se rappeler le passé) la triste circonstance qui m’a fait dîner ici tout seul.

Ceux qui ne sont pas heureux aiment et cherchent la solitude. Elle est pour eux un grand mal encore plus qu’un grand plaisir : alors le sujet de leur chagrin se présente sans cesse à leur imagination, seul, sans mélange, sans distraction ; ils repassent dans leur mémoire, avec larmes, ce qu’ils y ont déjà repassé cent fois avec larmes ; ils ruminent du fiel ; ils souffrent des souffrances passées et présentes ; ils souffrent même de l’avenir ; car, quoique un peu d’espérance se mêle toujours au milieu de tout, cependant l’expérience rend méfiant, et cette inquiétude est un étal pénible. On s’accoutume à tout, même à souffrir. — Oui, vous avez raison, cela est bien vrai. — Si cela n’était pas vrai, je ne vivrais pas, et vous qui parlez, vous seriez peut-être mort aussi ; mais cette funeste habitude vient d’une cause bien sinistre : elle vient de ce que la souffrance a fatigué la tête et a flétri l’âme. Cette habitude n’est qu’un total affaiblis-