Page:Chénier - Œuvres poétiques, édition Moland, 1889, volume 2.djvu/31

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années s’échappent de mes bras ; je ne les vois plus que bien loin ; bientôt je ne les verrai plus… elles volent en se tenant par la main et me regardant loin derrière elles… elles vont frapper à la porte de mon tombeau, annoncer qu’on m’attende et que j’arriverai bientôt… Ne laissons point fuir inutilement avec elles ces palmes et l’âge de les cueillir, et en admirant la moisson d’autrui, ne manquons point la nôtre.


Le poète enivré de ses jeunes fureurs,
Fuyant de l’envieux les bassesses obscures,
Se transporte en esprit dans les races futures,
Et, promenant ses pas sous le bois égarés.
Des poètes divins relit les vers sacrés.
Leurs triomphes n’ont point abattu son courage.
Il mesure leur vol qui plane d’âge en âge.
L’ardeur de suivre aussi cet illustre chemin
Soulève ses cheveux, aiguillonne sa main.
Il ferme le volume. Il erre, il se tourmente ;
Des vers tumultueux de sa bouche éloquente
Roulent. Seul avec lui, superbe et satisfait,
Il s’écoule chanter, se récite, se plaît.
Et puis quand de la nuit les heures pacifiques
Ont calmé de ses sens ces vagues poétiques,
Il reprend son travail. Consterné, furieux,
Il n’y voit que défauts qui lui choquent les yeux.
Il jure d’oublier sa fatale manie,
Les muses, ses projets. Mais bientôt son génie,
Prompt à se rallumer, en de nouveaux transports
S’élance, et se raidit à de nouveaux efforts.