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Et teindre de son sang tes ïambes vengeurs ;
Non, sans pouvoir l’atteindre, il te glace de crainte.
Tu le hais ; et ta haine est bornée à la plainte.
Tu pleures, sans savoir, trop digne de ton sort,
Souffrir, ou te venger, ou te donner la mort !…
Oui, te venger. Je sais que nul ne peut, sans crime,
Braver les justes lois d’un pouvoir légitime ;
Non ; mais il ne faut pas qu’un injuste oppresseur.
Qu’éleva sous le dais le meurtre et la noirceur,
Puisse à son gré lancer ou l’exil ou les chaînes ;
Du nom sacré des mœurs autoriser ses haines ;
Flétrir la probité, les grâces, les talents ;
D’un faible infortuné proscrire les vieux ans ;
Savourer ses douleurs, ses craintes, son silence,
Et se rire à loisir de sa lâche innocence.
Qui que tu sois, mortel pour l’Olympe formé,
El d’un rayon plus pur en naissant animé.
Souviens-toi qu’un cœur libre est l’ami de la gloire,
La tache d’un opprobre obscurcit sa mémoire[1].
Aux pieds de la fortune et de ses fiers époux
Avilir ses exploits, c’est les effacer tous.
Respecte la vertu, les lois, le diadème ;
Mais sache aussi toujours te respecter toi-même.
Du vulgaire surtout dédaigne la faveur.
Il traite de folie une mule vigueur.
Hibou nocturne, il fuit l’aigle et son vol céleste ;
Tant d’éclat l’importune ; il envie, il déteste,

  1. En marge de ces deux vers, le poète a écrit celui-ci :
    Les arts indépendants veulent une âme libre.

    (G. de Chénier.)