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Sur un art qui vous fuit et se cache de vous,
De quel droit pensez-vous, croyez-vous quelque chose ?
Le sourd va-t-il à Naple, aux chants du Cimarose,
Marquer d’un doigt savant la mesure et le ton ?
L’aveugle, se fiant aux pas de son bâton.
Dans les temples de Rome, au palais de Florence,
Vient-il trouver cent fois, contempler en silence
La toile où Raphaël, ivre d’âme et de feu.
A fait sur le Thabor étinceler un Dieu ?
Celle où du Titien la main suave et fine
A fait couler le sang sous une peau divine ?

Certes, pour un auteur, c’est un fardeau bien lourd.
Que d’avoir à souffrir un juge aveugle et sourd,
Son ignare gaîté, ses ineptes censures.
Ses éloges honteux, pires que ses injures.
Que dis-je ? il voit partout lui fondre sur les bras
Mille ennemis nouveaux qu’il ne connaissait pas :
Des tartufes haineux que sa liberté blesse ;
Des grands seigneurs altiers, leurs valets, leur maîtresse ;
Tel corps obscur et vain qu’il n’aura point vanté
Maint sourcilleux auteur qu’il n’aura point cité ;
Et l’exil, les douleurs, les mépris, l’indigence ;
Et d’un plat Cicéron l’outrageuse éloquence,
Calomniateur grave, oracle du palais,
D’embonpoint et d’hermine et d’ignorance épais.
Voilà ce que l’on trouve où l’on cherche la gloire.
Tels sont les doux sentiers du temple de mémoire.
Mais encore est-ce tout ? N’a-t-il pas quelque appui
Qui soutienne ses pas et marche devant lui ?
Des appuis !… En est-il qui s’offrent au mérite ?