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Offre les doux transports de son âme pieuse ;
Qu’elle rêve à l’époux cher à son souvenir,
Que son esclave enfin n’ait plus à revenir :
Puis, comme deux serpents à l’haleine empestée.
Quittant les noirs détours d’une rive infectée.
Fondent sur un enfant qui dort au fond d’un bois.
Ainsi de leur retraite ils sortent à la fois,
Et sur elle avançant leur main vile et profane :
« Viens, sois à nous, ô belle, ô charmante Suzanne !
Viens, nul mortel ne sait qu’en ce lieu écarté
Nous avons… » À ce bruit, l’innocente beauté
Rougit, tremble, pâlit, se retourne, s’étonne.
Se courbe, au fond de l’eau se plonge, s’environne.
Et mourante, ses bras contre son sein pressés,
Et ses yeux, et ses cris vers le ciel élancés :
« Dieu, grand Dieu ! sauve-moi ; grand Dieu ! Dieu secourable !
Couvre-moi d’un rempart, d’un voile impénétrable ;
Tonne, ouvre-moi la terre, ouvre-moi les enfers,
Cache-moi dans ton sein. Sur eux, sur ces pervers
Jette l’aveuglement, la nuit, la nuit subite
Dont tu frappas jadis une ville maudite.
Dieu ! grand Dieu !… » Les vieillards, inquiets, frémissants,
Lui murmurent tout bas vingt discours menaçants.
Ils iront ; des jardins ils ouvriront la porte ;
Ils sauront appeler une nombreuse escorte ;
Ils diront qu’en ce lieu, conduits par des hasards,
Suzanne dans le crime a frappé leurs regards.
« Oui, crains notre vengeance ; obéis, tais-toi, cède. »
Mais sans les écouter : « Grand Dieu ! viens à mon aide.
Dieu juste, anges du ciel, criait-elle toujours,
Joachim ! Joachim ! oh ! viens à mon secours ! »