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Pour un plus long séjour j’ai vu tous ses apprêts.
Je venais… Sur ce seuil c’est lui qui me rappelle.
Il se peut que déjà quelque esclave fidèle
Soit venu. » Mais Séphar sourit et l’interrompt,
Et d’un regard perçant, et secouant le front :
« Va, je sais quel projet t’amène et te tourmente ;
Joachim est absent, mais Suzanne est présente,
Suzanne !… Manassès, tu l’aimes, je le voi.
Mais j’ai des yeux aussi ; je l’aime comme toi.
— Oui, tu dis vrai, Séphar ; oui, je l’aime. Et je doute
Que pour toi contre moi… — Tiens, Manassès, écoute :
Nous régnons sur le peuple unis jusqu’aujourd’hui ;
C’est par là, tu le sais, que nous régnons sur lui.
Tu me hais, je te hais. Si tu veux me détruire,
Tu le peux. Si je veux, je puis aussi te nuire.
Mais, ennemis secrets ou sincères amis,
Toujours même intérêt nous force d’être unis.
Les attraits d’une femme ont fasciné ta vue :
À ses attraits aussi mon âme s’est émue.
Nous sommes vieux tous deux ; mais quel œil peut la voir
Sans pétiller d’amour, de jeunesse, d’espoir ?
Ne soyons point jaloux. Faut-il qu’un de nous pleure ?
Pour qu’elle soit à l’un, faut-il que l’autre meure
Quand j’aurai de ma soif dans ses embrassements
Rassasié les feux et les emportements,
Envîrai-je qu’un autre, altéré de ma proie.
Aille aussi dans ses bras chercher la même joie ?
Va, tu peux sur sa bouche éteindre tes ardeurs ;
J’y peux de mon amour épuiser les fureurs.
Sans qu’elle ait rien perdu de sa beauté suprême.
Nous la retrouverons tout entière la même.