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Alors mon visage s’enflamme, et celui qui me voit me dit que ma raison a besoin d’ellébore. Mais des choses bien plus importantes… je parcours le Forum, le sénat ; j’y suis entouré d’ombres sublimes. J’entends la voix des Gracchus, etc… Cincinnatus, Caton, Brutus… Je vois les palais qu’ont habités Germanicus et sa femme… Thraséas…, Soranus, Sénécion, Rustique.

En Grèce, tous les peuples différents, chacun avec son front, son visage, sa physionomie, passent en revue devant mes yeux. Chacun est conduit par ses héros qu’il faut nommer. (Comme l’énumération d’Homère.) Périssent ceux qui traitent de préjugé l’admiration pour tous ces modèles antiques, et qui ne veulent point savoir que les grandes vertus, constantes et solides, ne sont qu’aux lieux où vit la liberté. Hos utinam inter heroas tellus me prima tulisset ! Si j’avais vécu dans ces temps…[1]


Des belles voluptés la voix enchanteresse
N’aurait point entraîné mon oisive jeunesse.
Je n’aurais point en vers de délices trempés,
Et de l’art des plaisirs mollement occupés.
Plein des douces fureurs d’un délire profane,
Livré nue aux regards ma muse courtisane.
J’aurais, jeune Romain, au sénat, aux combats,
Usé pour la patrie et ma voix et mon bras ;
Et si du grand César l’invincible génie
À Pharsale eût fait vaincre enfin la tyrannie,
J’aurais su, finissant comme j’avais vécu,
Sur les bords africains, défait et non vaincu,

  1. Voici le canevas en prose du passage suivant :

    « Si j’avais vécu dans ces temps, je n’aurais point fait des Arts d’aimer, des poésies molles, amoureuses. Ma muse courtisane n’aurait point… J’aurais mené la vie d’un jeune Romain. Au barreau, dans le Sénat, j’aurais défendu la liberté, ou je serais mort à Utique d’un coup de poignard.