Page:Chénier - Œuvres poétiques, édition Moland, 1889, volume 1.djvu/290

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Mais sa voix intrépide, et ses yeux et son front,
Ne se vantaient-ils pas de m’avoir fait affront ?
C’est donc pour essuyer quelque nouvel outrage,
Pour l’accabler moi-même et d’insulte et de rage ;
La prier, la maudire, invoquer le cercueil,
Que je retourne encor vers son funeste seuil,
Errant dans cette nuit turbulente, orageuse,
Moins que ce triste cœur noire et tumultueuse ?

Ce n’était pas ainsi que sans crainte et sans bruit,
Jadis à la faveur d’une plus belle nuit,
Invisible, attendu par des baisers de flamme…
Ô toi, jeune imprudent que séduit une femme,
Si ton cœur veut en croire un cœur trop agité,
Ne courbe point ta tête au joug de la beauté.
Ris plutôt de ses feux et méprise ses charmes.
Vois d’un œil sec et froid ses soupirs et ses larmes.
Règne en tyran cruel ; aime à la voir souffrir ;
Laisse-la toute seule et transir et mourir.
Tous ses soupirs sont faux, ses larmes infidèles,
Son souris venimeux, ses caresses mortelles.
Ah ! si tu connaissais de quel art inouï
La perfide enivra ce cœur qu’elle a trahi !
De quel art ses discours (faut-il qu’il m’en souvienne !)
Me faisaient voir sa vie attachée à la mienne !
Avait-elle bien pu vivre et ne m’aimer pas ?
Combien de fois, de joie expirante en mes bras,
Faible, exhalant à peine une voix amoureuse :
« Ah, dieux ! s’écriait-elle, ah ! que je suis heureuse ! »
Combien de fois encor, d’une brûlante main,
Pressant avec fureur ma tête sur son sein,