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Mais pauvre et n’ayant rien pour payer mon passage,
Ils m’ont, je ne sais où, jeté sur le rivage.

— Harmonieux vieillard, tu n’as donc point chanté ?
Quelques sons de ta voix auraient tout acheté.

— Enfants ! du rossignol la voix pure et légère
N’a jamais apaisé le vautour sanguinaire ;
Et les riches, grossiers, avares, insolents,
N’ont pas une âme ouverte à sentir les talents.
Guidé par ce bâton, sur l’arène glissante,
Seul, en silence, au bord de l’onde mugissante,
J’allais, et j’écoutais le bêlement lointain
De troupeaux agitant leurs sonnettes d’airain.
Puis j’ai pris cette lyre, et les cordes mobiles
Ont encor résonné sous mes vieux doigts débiles.
Je voulais des grands dieux implorer la bonté,
Et surtout Jupiter, dieu d’hospitalité,
Lorsque d’énormes chiens à la voix formidable
Sont venus m’assaillir ; et j’étais misérable,
Si vous (car c’était vous), avant qu’ils m’eussent pris.
N’eussiez armé pour moi les pierres et les cris.

— Mon père, il est donc vrai : tout est devenu pire ?
Car jadis, aux accents d’une éloquente lyre,
Les tigres et les loups, vaincus, humiliés,
D’un chanteur comme toi vinrent baiser les pieds.

— Les barbares ! J’étais assis près de la poupe.
Aveugle vagabond, dit l’insolente troupe,
Chante : si ton esprit n’est point comme tes yeux,
Amuse notre ennui ; tu rendras grâce aux dieux…