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entières de citoyens les crimes de quelques individus, de revêtir leurs tableaux de couleurs fortes et pathétiques, si faciles à trouver lorsqu’on ne respecte rien, et de nous assourdir en plaçant à grands cris et à tout propos les noms des choses les plus sacrées, pour nous entraîner ; nous égarer et nous rendre fous et injustes : au lieu que les autres ont besoin, pour nous calmer et nous rendre justes et sages, d’employer des divisions, des distinctions d’idées qui échappent à l’attention vulgaire, et des raisonnements compliqués qui ont besoin, pour être sentis, de ce sang froid équitable que la multitude n’a pas, et non de ces passions irritables qu’elle a toujours. Ainsi, par notre nature, nous allons au-devant des uns, nous évitons les antres : les uns, en nous guidant ou nous voulons aller, sont écoutés avec amour ; tandis que les autres, nous retenant malgré nous, sont écoutés souvent avec estime, mais toujours avec répugnance : les uns,- enfin, nous montrent la douceur de vivre sans frein ; les autres nous présentent sans cesse le frein sévère de la raison, frein que nous recevons quelquefois, mais que nous mordons toujours. Ainsi, pour ouvrir l’oreille à la paisible vérité et repousser le turbulent mensonge, nous sommes contraints de lutter contre nous-mêmes, et de nous défier de ce qui nous plaît, opération toujours difficile qui suppose déjà un certain degré de sagesse : et c’est là ce qui explique, en tout pays, le pouvoir effrayant des délateurs dont les histoires antiques modernes offrent tant de sanglants témoignages ; et c’est là aussi ce qui explique parmi nous le prodigieux succès des perfides ou des fanatiques