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» — Des marchands de Cymé m’avaient pris avec eux.
» J’allais voir, m’éloignant des rives de Carie,
» Si la Grèce pour moi n’aurait point de patrie,
» Et des dieux moins jaloux, et de moins tristes jours ;
» Car jusques à la mort nous espérons toujours.
» Mais pauvre, et n’ayant rien pour payer mon passage,
» Ils m’ont, je ne sais où, jeté sur le rivage.

» — Harmonieux vieillard, tu n’as donc point chanté ?
» Quelques sons de ta voix auraient tout acheté.

» — Enfans, du rossignol la voix pure et légère
» N’a jamais apaisé le vautour sanguinaire,
» Et les riches grossiers, avares, insolens,
» N’ont pas une ame ouverte à sentir les talens.
» Guidé par ce bâton, sur l’arène glissante,
» Seul, en silence, au bord de l’onde mugissante,
» J’allais ; et j’écoutais le bêlement lointain
» De troupeaux agitant leurs sonnettes d’airain.
» Puis j’ai pris cette lyre, et les cordes mobiles
» Ont encor résonné sous mes vieux doigts débiles.
» Je voulais des grands dieux implorer la bonté,
» Et surtout Jupiter, dieu d’hospitalité :
» Lorsque d’énormes chiens, à la voix formidable,
» Sont venus m’assaillir ; et j’étais misérable,
» Si vous (car c’était vous) avant qu’ils m’eussent pris
» N’eussiez armé pour moi les pierres et les cris.
» — Mon père, il est donc vrai : tout est devenu pire ?
» Car jadis, aux accens d’une éloquente lyre,
» Les tigres et les loups, vaincus, humiliés,
» D’un chanteur comme toi vinrent baiser les pieds.