Page:Chénier - Œuvres complètes, éd. Latouche, 1819.djvu/36

Cette page n’a pas encore été corrigée

Si son vers est gêné, sans feu, sans harmonie,
Il n’en est point coupable ; il n’est pas sans génie,
Il a tous les talens qui font les grands succès :
Mais enfin, malgré lui, ce langage français,
Si faible en ses couleurs, si froid et si timide,
L’a contraint d’être lourd, gauche, plat, insipide.
Mais serait-ce Le Brun, Racine, Despréaux,
Qui l’accusent ainsi d’abuser leurs travaux ?
Est-ce à Rousseau, Buffon, qu’il résiste infidelle ?
Est-ce pour Montesquieu, qu’impuissant et rebelle,.
Il fuit ? Ne sait-il pas, se reposant sur eux,
Doux, rapide, abondant, magnifique, nerveux,
Creusant dans les détours de ces aines profondes,
S’y teindre, s’y tremper de leurs couleurs fécondes ?
Un rimeur voit partout un nuage ; et jamais,
D’un coup d’œil ferme et grand, n’a saisi les objets ;
La langue se refuse à ses demi-pensées,
De sang-froid, pas à pas, avec peine amassées :
Il se dépite alors, et restant en chemin,
Il se plaint qu’elle échappe et glisse de sa main.
Celui qu’un vrai démon presse, enflamme, domine,
Ignore un tel supplice : il pense, il imagine ;
Un langage imprévu dans son ame produit,
Naît avec sa pensée, et l’embrasse et la suit ;
Les images, les mots que le génie inspire,
Où l’univers entier vit, se meut et respire,
Source vaste et sublime et qu’on ne peut tarir,
En foule en son cerveau se hâtent de courir.
D’eux-même ils vont chercher un nœud qui les rassemble :
Tout s’allie et se forme, et tout va naître ensemble.