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PROLOGUE.

 

Lecteur inoccupé, tu me croiras bien, sans exiger de serment, si je te dis que je voudrais que ce livre, comme enfant de mon intelligence[1], fût le plus beau, le plus élégant et le plus spirituel qui se pût imaginer ; mais, hélas ! je n’ai pu contrevenir aux lois de la nature, qui veut que chaque être engendre son semblable. Ainsi, que pouvait engendrer un esprit stérile et mal cultivé comme le mien, sinon l’histoire d’un fils sec, maigre, rabougri, fantasque, plein de pensées étranges et que nul autre n’avait conçues, tel enfin qu’il pouvait s’engendrer dans une prison, où toute incommodité a son siége, où tout bruit sinistre fait sa demeure ? Le loisir et le repos, la paix du séjour, l’aménité des champs, la sérénité des cieux, le murmure des fontaines, le calme de l’esprit, toutes ces choses concourent à ce que les muses les plus stériles se montrent fécondes, et offrent au monde ravi des fruits merveilleux qui le comblent de satisfaction. Arrive-t-il qu’un père ait un fils laid et sans aucune grâce, l’amour qu’il porte a cet enfant lui met un bandeau sur les yeux pour qu’il ne voie pas ses défauts ; au contraire, il les prend pour des saillies, des gentillesses, et les conte à ses amis pour des traits charmants d’esprit et de malice. Mais moi, qui ne suis, quoique j’en paraisse le père véritable, que le père putatif 2 de don Quichotte, je ne veux pas suivre

  1. Ces mots expliquent, à ce que je crois, le véritable sens du titre l’Ingénieux hidalgo, titre fort obscur, surtout en espagnol, où le mot ingenioso a plusieurs significations. Cervantès a probablement voulu faire entendre que Don Quichotte était un personnage de son invention, un fils de son esprit (ingenio).