Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1837, tome 2.djvu/88

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Dulcinée criblait du blé, tandis que c’est un exercice et un métier tout à fait étrangers à ce que font et doivent faire les personnes de qualité, lesquelles sont réservées à d’autres exercices et à d’autres passe-temps qui montrent, à portée de mousquet, l’élévation de leur naissance. Oh ! que tu te rappelles mal, Sancho, ces vers de notre poëte[1], où il nous dépeint les ouvrages délicats que faisaient dans leur séjour de cristal ces quatre nymphes qui sortirent la tête des ondes du Tage, et s’assirent sur la verte prairie pour travailler à ces riches étoffes que nous décrit l’ingénieux poëte, et qui étaient tissues d’or, de soie et de perles. Ainsi devait être l’ouvrage de ma dame, quand tu la vis, à moins que l’envie que porte à tout ce qui me regarde un méchant enchanteur ne change et ne transforme sous des figures différentes toutes les choses qui pourraient me faire plaisir. Aussi je crains bien que, dans cette histoire de mes exploits qui circule imprimée, si par hasard elle a pour auteur quelque sage, mon ennemi, celui-ci n’ait mis des choses pour d’autres, mêlant mille mensonges à une vérité, et s’égarant à compter d’autres actions que celles qu’exige la suite d’une histoire véritable. Ô envie, racine de tous les maux, et ver rongeur de toutes les vertus ! Tous les vices, Sancho, portent avec eux je ne sais quoi d’agréable ; mais celui de l’envie ne porte que des déboires, des rancunes et des rages furieuses. — C’est justement là ce que je dis, répliqua Sancho, et je parie que, dans cette légende ou histoire que le bachelier Carrasco dit avoir vue de nous, mon honneur roule comme voiture versée, pêle-mêle d’un côté, et de l’autre balayant les rues. Eh bien ! foi de brave homme, je n’ai pourtant jamais dit de mal d’aucun enchanteur, et je n’ai pas assez de biens pour faire envie à personne. Il est vrai que je suis un peu malicieux, et que j’ai mon petit grain de coquinerie. Mais tout cela se couvre et se cache sous le grand manteau de ma simplicité toujours naturelle et jamais artificieuse. Quand je n’aurais d’autre mérite que de croire, comme j’ai toujours cru, sincèrement et fermement, en Dieu, et en tout ce que croit la sainte Église catholique romaine, et d’être, comme je le suis, ennemi mortel des juifs, les historiens devraient me faire miséricorde, et me bien traiter dans leurs écrits. Mais, au reste, qu’ils disent ce qu’ils voudront ; nu je suis né, nu

  1. Garcilaso de la Véga. Ces vers sont dans la troisième églogue :

    De cuatro ninfas, que del Tajo amado
    Salieron juntas, a cantar me ofresco, etc.