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arracher l’âme. — Ce n’est rien, mon bon seigneur Samson, dit-elle, sinon que mon maître fuit ; il fuit sans aucun doute. — Et par où fuit-il, madame ? demanda Samson. S’est-il ouvert quelque partie du corps ? — Il fuit, répondit-elle, par la porte de sa folie ; je veux dire, seigneur bachelier de mon âme, qu’il veut décamper une autre fois, ce qui fera la troisième, pour chercher par le monde ce qu’il appelle de bonnes aventures, et je ne sais vraiment comment il peut les nommer ainsi. La première fois, on nous l’a ramené posé de travers sur un âne, et tout moulu de coups. La seconde fois, il nous est revenu sur une charrette à bœufs, enfermé dans une cage, où il s’imaginait qu’il était enchanté. Il rentrait, le malheureux, dans un tel état, qu’il n’aurait pas été reconnu de la mère qui l’a mis au monde, sec, jaune, les yeux enfoncés jusqu’au fin fond de la cervelle, si bien que pour le faire un peu revenir il m’en a coûté plus de cinquante douzaines d’œufs, comme Dieu le sait, aussi bien que tout le monde, et surtout mes poules, qui ne me laisseront pas mentir. — Oh ! cela, je le crois bien, répondit le bachelier, car elles sont si bonnes, si dodues et si bien élevées, qu’elles ne diraient pas une chose pour une autre, dussent-elles en crever. Enfin, dame gouvernante, il n’y a rien de plus, et il n’est pas arrivé d’autre malheur que celui que vous craignez pour le seigneur Don Quichotte ? — Non, seigneur, répliqua-t-elle. — Eh bien, ne vous mettez pas en peine, repartit le bachelier ; mais retournez paisiblement chez vous, préparez-m’y quelque chose de chaud pour déjeuner, et, chemin faisant, récitez l’oraison de sainte Apolline, si vous la savez ; je vous suivrai de près, et vous verrez merveille. — Jésus Maria ! répliqua la gouvernante, vous dites que je récite l’oraison de sainte Apolline ? ce serait bon si mon maître avait le mal de dents, mais il n’est pris que de la cervelle[1]. — Je sais ce que je dis, dame gou-

  1. L’oraison de sainte Apolline (santa Apolonia) était un de ces ensalmos ou paroles magiques pour guérir les maladies, fort en usage au temps de Cervantès. Un littérateur espagnol, Don Francisco Patricio Berguizas, a recueilli cette oraison de la bouche de quelques vieilles femmes d’Esquivias. Elle est en petits vers, comme une seguidilla ; en voici la traduction littérale : « À la porte du ciel Apolline était, et la vierge Marie par là passait. — Dis, Apolline, qu’est-ce que tu as ? Dors-tu, ou veilles-tu ? — Ma dame, je ne dors ni ne veille, car d’une douleur de dents je me sens mourir. — Par l’étoile de Vénus et le soleil couchant, par le Très-Saint-Sacrement que j’ai porté dans mon ventre, qu’aucune dent du fond ou de devant (muela ni diente) ne te fasse mal désormais. »