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teint brun, au regard sérieux et assuré. Il montait un puissant cheval, et portait sur sa cotte de mailles quatre pistolets, de ceux qu’on appelle dans le pays pedreñales[1]. Il vit que ses écuyers (c’est le nom que se donnent les gens de cette profession) allaient dépouiller Sancho Panza. Il leur commanda de n’en rien faire, et fut aussitôt obéi ; ainsi échappa la ceinture. Il s’étonna de voir une lance contre un arbre, un écu par terre, et Don Quichotte, armé, avec la plus sombre et la plus lamentable figure qu’aurait pu composer la tristesse elle-même. Il s’approcha de lui : « Ne soyez pas si triste, bonhomme, lui dit-il ; vous n’êtes pas tombé dans les mains de quelque barbare Osiris, mais dans celles de Roque Guinart, plus compatissantes que cruelles[2]. — Ma tristesse, répondit Don Quichotte, ne vient point d’être tombé en ton pouvoir, ô vaillant Roque, dont la renommée n’a point de bornes sur la terre ; elle vient de ce que ma négligence a été telle que tes soldats m’aient surpris sans bride à mon cheval, tandis que je suis obligé, suivant l’ordre de la chevalerie errante, où j’ai fait profession, de vivre toujours en alerte, et d’être, à toute heure, la sentinelle de moi-même. Je dois t’apprendre, ô grand Guinart, que, s’ils m’eussent trouvé sur mon cheval, avec ma lance et mon écu, ils ne seraient pas venus facilement à bout de moi, car je suis Don Quichotte de la Manche, celui qui a rempli l’univers du bruit de ses exploits. »

Roque Guinart comprit aussitôt que la maladie de Don Quichotte tenait plus de la folie que de la vaillance ; et, bien qu’il l’eût quelquefois entendu nommer, il n’avait jamais cru à la vérité de son histoire, ni pu se persuader qu’une semblable fantaisie s’emparât du cœur d’un homme. Ce fut

  1. C’étaient de petits mousquetons, qui avaient pris ce nom de pedreñales de ce qu’on y mettait le feu, non point avec une mèche, comme aux arquebuses, mais avec une pierre à fusil (pedernal).
  2. Au temps de Cervantès, la Catalogne, plus qu’aucune autre province d’Espagne, était désolée par les inimitiés de familles, qui jetaient souvent parmi les bandits des jeunes gens de qualité, coupables de quelque meurtre par vengeance. Les Niarros et les Cadells divisaient alors Barcelone, comme les Capuletti et les Montecchi avaient divisé Ravenne. Un partisan des Niarros, obligé de prendre la fuite, se fit chef de voleurs. On l’appelait Roque Guinart ou Guiñart, ou Guiñarte ; mais son vrai nom était Pédro Rocha Guinarda. C’était un jeune homme brave et généreux, tel que le peint Cervantès, et qui eut dans son temps, en Catalogne, la réputation qu’eut dans le nôtre, en Andalousie, le fameux José-Maria. Il est cité dans les mémoires de Commines.