Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1837, tome 2.djvu/605

Cette page a été validée par deux contributeurs.

hommes. Ils conquirent le ciel à force de bras, car le ciel se laisse prendre de force[1] ; et moi, jusqu’à présent, je ne sais trop ce que j’ai conquis à force de peines. Mais si ma Dulcinée du Toboso pouvait échapper à celles qu’elle endure, peut-être que, mon sort s’améliorant et ma raison reprenant son empire, j’acheminerais mes pas dans une meilleure route que celle où je suis engagé. — Que Dieu t’entende, et que le péché fasse la sourde oreille ! » dit tout bas Sancho.

Ces hommes ne furent pas moins étonnés des propos de Don Quichotte que de sa figure, bien qu’ils ne comprissent pas la moitié de ce qu’il voulait dire. Ils achevèrent de dîner, chargèrent leurs images sur leurs épaules, et, prenant congé de Don Quichotte, continuèrent leur route.

Pour Sancho, comme s’il n’eût jamais connu son seigneur, il resta tout ébahi de sa science, s’imaginant qu’il n’y avait histoire au monde qu’il n’eût gravée sur l’ongle et plantée dans la mémoire. « En vérité, seigneur notre maître, lui dit-il, si ce qui nous est arrivé aujourd’hui peut s’appeler aventure, elle est assurément l’une des plus douces et des plus suaves qui nous soient arrivées dans tout le cours de notre pèlerinage. Nous en sommes sortis sans alarme et sans coups de bâton ; nous n’avons pas mis l’épée à la main, ni battu la terre de nos corps, ni souffert les tourments de la famine. Dieu soit béni, puisqu’il m’a laissé voir une telle chose de mes propres yeux. — Tu as raison, Sancho, dit Don Quichotte ; mais fais attention que tous les temps ne se ressemblent pas, et qu’on ne court pas toujours la même chance. Quant aux choses de hasard que le vulgaire appelle communément augures, et qui ne se fondent sur aucune raison naturelle, celui qui se pique d’être sensé les juge et les tient pour d’heureuses rencontres. Qu’un de ces gens superstitieux se lève de bon matin, qu’il sorte de sa maison, et qu’il rencontre un moine de l’ordre du bienheureux saint François ; le voilà qui tourne le dos, comme s’il avait rencontré un griffon, et qui s’en revient chez lui. Qu’un autre répande le sel sur la table, et voilà que la mélancolie se répand sur son cœur, comme si la nature était obligée de donner avis des disgrâces futures par de si petits moyens. L’homme sensé et chrétien ne doit pas juger sur des vétilles de ce que le ciel veut faire. Scipion arrive en Afrique, trébuche en sautant à terre, et voit que ses soldats en tirent mauvais augure. Mais lui,

  1. Regnum cœlorum vim patitur. (Saint Matthieu, chap. ii, v. 12.)