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sède l’Espagne, puisqu’il n’y en a, dit-on, que trois et demi[1], je ne laisserai pas d’écrire ces vers. Cependant je trouve une grande difficulté dans leur composition, parce que les lettres qui forment le nom sont au nombre de dix-sept[2]. Si je fais quatre quatrains[3], il y aura une lettre de trop ; si je fais quatre strophes de cinq vers, de celles qu’on appelle décimes ou redondillas, il manquera trois lettres. Toutefois, j’essaierai d’escamoter une lettre le plus proprement possible, de façon à faire tenir dans les quatre quatrains le nom de Dulcinée du Toboso. — C’est ce qui doit être en tout cas, reprit Don Quichotte, car si l’on n’y voit pas son nom clairement et manifestement, nulle femme ne croira que les vers ont été faits pour elle. »

Ils demeurèrent d’accord sur ce point, et fixèrent le départ à huit jours de là. Don Quichotte recommanda au bachelier de tenir cette nouvelle secrète et de la cacher surtout au curé, à maître Nicolas, à sa nièce et à sa gouvernante, afin qu’ils ne vinssent pas se mettre à la traverse de sa louable et valeureuse résolution. Carrasco le promit, et prit congé de Don Quichotte, en le chargeant de l’aviser, quand il en aurait l’occasion, de

    A quien le siguió martirio tan fiero
    Nos seas leon, o reina, pues t’ama.
    Cien males se doblan cada hora en que pene,
    Y en ti de tal guisa beldad pues se asienta,
    Non seas cruel en asi dar afrenta
    Al que por te amar y a vida no tiene.

    Il y a dans cette pièce singulière, outre le nom de Francina, qui forme l’acrostiche, les noms de huit autres dames : Eloisa, Ana, Guiomar, Leonor, Blanca, Isabel, Elena, Maria.

  1. Les commentateurs se sont exercés à découvrir quels pouvaient être ces trois poëtes que possédait alors l’Espagne, en supposant que Cervantès se fût désigné lui-même sous le nom de demi-poëte. Don Grégorio Mayans croit que ce sont Alonzo de Ercilla, Juan Rufo et Cristoval Viruès, auteurs des poëmes intitulés Araucana, Austriada et Monserrate. (Voir les notes du chapitre vi, livre I, premère partie.) Dans son Voyage au Parnasse, Cervantès fait distribuer neuf couronnes par Apollon. Les trois couronnes qu’il envoie à Naples sont évidemment pour Quevedo et les deux frères Leonardo de Argensola ; les trois qu’il réserve à l’Espagne, pour trois poëtes divins, sont probablement destinées à Francisco de Figuéroa, Francisco de Aldana, et Hernando de Herréra, qui reçurent tous trois ce surnom, mais à différents titres.
  2. Dulcinea del Toboso.
  3. Castellanas de à cuatro versos.