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misérables ; souffrez qu’elle triomphe et s’enorgueillisse du destin que lui fit l’amour, en rendant mon cœur son vassal et en lui livrant les clefs de mon âme. Prenez garde, ô troupe amoureuse, que je suis pour la seule Dulcinée de cire et de pâte molle ; pour toutes les autres, de pierre et de bronze. Pour elle, je suis doux comme miel ; pour vous, amer comme chicotin. Pour moi, Dulcinée est la seule belle, la seule discrète, la seule pudique et la seule bien née ; toutes les autres sont laides, sottes, dévergondées et de basse origine. C’est pour être à elle, et non à nulle autre, que la nature m’a jeté dans ce monde. Qu’Altisidore pleure ou chante, que Madame se désespère, j’entends celle pour qui l’on me gourma si bien dans le château du More enchanté ; c’est à Dulcinée que je dois appartenir, bouilli ou rôti ; c’est pour elle que je dois rester pur, honnête et courtois, en dépit de toutes les sorcelleries de la terre. »

À ces mots, il ferma brusquement la fenêtre, puis, plein de dépit et d’affliction, comme s’il lui fût arrivé quelque grand malheur, il retourna se mettre au lit, où nous le laisserons, quant à présent, car ailleurs nous appelle le grand Sancho Panza, qui veut débuter avec éclat dans son gouvernement.