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» Ne regarde point, du haut de ta roche tarpéienne, l’incendie qui me dévore, ô Manchois, Néron du monde, et ne l’excite point par ta rigueur !

» Je suis jeune, je suis vierge tendre ; mon âge ne passe pas quinze ans, car je n’en ai que quatorze et trois mois, je le jure en mon âme et conscience.

» Je ne suis ni bossue, ni boiteuse, et j’ai le plein usage de mes mains ; de plus, des cheveux comme des lis, qui traînent par terre à mes pieds.

» Quoique j’aie la bouche en bec d’aigle et le nez un peu camard, comme mes dents sont des topazes, elles élèvent au ciel ma beauté.

» Pour ma voix, si tu m’écoutes, tu vois qu’elle égale les plus douces, et je suis d’une taille un peu au-dessous de la moyenne.

» Ces grâces et toutes celles que je possède encore, sont des dépouilles réservées à ton carquois ; je suis dans cette maison demoiselle de compagnie, et l’on m’appelle Altisidore. »


Là se termina le chant de l’amoureuse Altisidore, et commença l’épouvante du courtisé Don Quichotte ; lequel, jetant un grand soupir, se dit à lui-même : « Faut-il que je sois si malheureux errant qu’il n’y ait pas une fille, pour peu qu’elle me voie, qui ne s’amourache de moi ! Faut-il que la sans pareille Dulcinée soit si peu chanceuse, qu’on ne la laisse pas jouir en paix et à l’aise de mon incomparable fidélité ! Que lui voulez-vous, reines ? Que lui demandez-vous, impératrices ? Qu’avez-vous à la poursuivre, jeunes filles de quatorze à quinze ans ? Laissez, laissez-la,

    huerfana ou la sola). Cette perle périt, avec une foule d’autres bijoux, dans l’incendie du palais de Madrid, en 1734.