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fort que celui-ci fasse pour s’élever. Bien qu’en apparence il n’y ait pas une demi-heure que nous ayons quitté le jardin, crois-moi, nous devons avoir fait un fameux morceau de chemin. — Je ne sais ce qu’il en est, répondit Sancho ; tout ce que je peux dire, c’est que si madame Madeleine ou Magalone s’est contentée de cette croupe, elle ne devait pas avoir la peau bien douillette. »

Toute cette conversation des deux braves, le duc, la duchesse et les gens du jardin n’en perdaient pas un mot, et s’en divertissaient prodigieusement. Enfin, pour donner une digne issue à cette aventure étrange et bien fabriquée, on mit le feu avec des étoupes à la queue de Clavilègne, et, à l’instant, comme le cheval était plein de fusées et de pétards, il sauta en l’air avec un bruit épouvantable, jetant sur l’herbe Don Quichotte et Sancho, tous deux à demi-roussis. Un peu auparavant, l’escadron barbu des duègnes avait disparu du jardin avec la Trifaldi et toute sa suite ; et les gens demeurés au jardin restèrent comme évanouis, étendus par terre. Don Quichotte et Sancho se relevèrent, un peu maltraités ; et regardant de toutes parts, ils furent stupéfaits de se voir dans le même jardin d’où ils étaient partis, et d’y trouver tant de gens étendus à terre sans mouvement. Mais leur surprise s’accrut encore quand, à un bout du jardin, ils aperçurent une lance fichée dans le sol, d’où pendait, à deux cordons de soie

    desplacer : per tanto piglia aquesto in mano » (ce jargon, moitié italien, moitié espagnol, signifie : N’aie pas peur, aie confiance en moi ; je te promets que tu n’auras aucun déplaisir. Ainsi donc, prends cela à la main) ; et il me sembla que, quand je le pris à la main, c’était un bâton noueux. Et l’esprit me dit : « Cierra ochi » (ferme les yeux) : et, quand je les ouvris, il me parut que j’étais si près de la mer que je pouvais la prendre avec la main. Ensuite il me parut, quand j’ouvris les yeux, voir une grande obscurité, comme une nuée, et ensuite un éclair qui me fit grand’peur. Et l’esprit me dit : « Noli timere, bestia fiera » (n’aie pas peur, bête féroce,) ce que je fis ; et quand je revins à moi, au bout d’une demi-heure, je me trouvai à Rome, par terre. Et l’esprit me demanda : « Dove pensate que state adesso ? » (où pensez-vous être à présent ?) Et je lui dis que j’étais dans la rue de la Tour de Nona, et j’y entendis sonner cinq heures du soir à l’horloge du château Saint-Ange. Et nous allâmes tous deux, nous promenant et causant, jusqu’à la tour Saint-Ginian, où demeurait l’évêque allemand Copis, et je vis saccager plusieurs maisons, et je vis tout ce qui se passait à Rome. De là, je revins de la même manière, et dans l’espace d’une heure et demie, jusqu’à Valladolid, où il me ramena à mon logis, qui est près du monastère de San Benito, etc. »