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ma monture ; si j’ai un bon gouvernement, il me coûte de bons coups de fouet. À cela, ma chère Thérèse, tu ne comprendras rien du tout, quant à présent ; une autre fois, tu le sauras. Sache donc, Thérèse, que j’ai résolu une chose : c’est que tu ailles en carrosse. Voilà l’important aujourd’hui, car toute autre façon d’aller serait marcher à quatre pattes[1]. Tu es femme d’un gouverneur ; vois si personne te montera jusqu’à la cheville. Je t’envoie ci-joint un habit vert de chasseur que m’a donné madame la duchesse ; arrange-le de façon qu’il serve de jupe et de corsage à notre fille. Don Quichotte, mon maître, à ce que j’ai ouï dire en ce pays, est un fou sage et un imbécile divertissant ; on ajoute que je suis de la même force. Nous sommes entrés dans la caverne de Montésinos, et le sage Merlin fait usage de moi pour le désenchantement de Dulcinée du Toboso, qui s’appelle là-bas Aldonza Lorenzo. Avec trois mille trois cents coups de fouet, moins cinq, que j’ai à me donner, elle deviendra aussi désenchantée que la mère qui l’a mise au monde. Ne dis rien de cela à personne, car tu sais le proverbe : si tu soumets ton affaire à la chambrée, les uns diront que c’est blanc, les autres que c’est noir. D’ici à peu de jours je partirai pour le gouvernement, où je vais avec un grand désir de ramasser de l’argent, car on m’a dit que tous les nouveaux gouverneurs s’en allaient avec le même désir. Je lui tâterai le pouls, et t’aviserai si tu dois ou non venir me rejoindre. Le grison se porte bien, et se recommande beaucoup à toi ; je ne pense pas le laisser, quand même on me mènerait pour être Grand-Turc. Madame la duchesse te baise mille fois les mains ; baise-les-lui en retour deux mille fois, car, à ce que dit mon maître, il n’y a rien qui coûte

  1. Un carrosse, à l’époque de Cervantès, était le plus grand objet de luxe, et celui que les femmes de haute naissance ambitionnaient le plus. On voyait alors des familles se ruiner pour entretenir ce coûteux objet de vanité et d’envie, et six lois (pragmaticas) furent rendues dans le court espace de 1578 à 1626, pour réprimer les abus de cette mode encore nouvelle. Ce fut, au dire de Sandoval (Historia de Carlos Quinto, part. II), sous Charles Quint, et dans l’année 1546, que vint, d’Allemagne en Espagne, le premier carrosse dont on y eût fait usage. Des villes entières accouraient voir cette curiosité, et s’émerveillaient, dit-il, comme à la vue d’un centaure ou d’un monstre. Au reste, la mode des carrosses, fatale aux petites fortunes, était au contraire avantageuse aux grands seigneurs, qui ne sortaient jamais auparavant sans un cortège de valets de tous les étages. C’est une observation que fait un contemporain, Don Luis Brochero (Discurso del uso de los coches). « Avec la mode des carrosses, dit-il, ils épargnent une armée de domestiques, une avant-garde de laquais et une arrière-garde de pages. »