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Sancho, montrant à la duchesse les plaies de son habit déchiré : « Si cette chasse, dit-il, eût été aux lièvres ou aux petits oiseaux, mon pourpoint ne serait pas en cet état. Je ne sais vraiment quel plaisir on trouve à attendre un animal, qui, s’il vous attrape avec ses crochets, peut vous ôter la vie. Je me rappelle avoir entendu chanter un vieux romance qui dit : « Sois-tu mangé des ours comme Favila le Renommé ! » — Ce fut un roi goth[1], dit Don Quichotte, qui, étant allé à la chasse aux montagnes, fut mangé par un ours. — C’est justement ce que je dis, reprit Sancho ; je ne voudrais pas que les rois et les princes se missent en semblable danger, pour chercher un plaisir qui ne devrait pas, ce semble, en être un, puisqu’il consiste à tuer un animal qui n’a commis aucun méfait. — Au contraire, Sancho, répondit le duc, vous vous trompez beaucoup ; car l’exercice de la chasse à la grande bête est plus convenable, plus nécessaire aux rois et aux princes qu’aucun autre. Cette chasse est une image de la guerre ; on y emploie des stratagèmes, des ruses, des embûches, pour vaincre sans risque l’ennemi ; on y souffre des froids excessifs et d’intolérables chaleurs ; on y oublie le sommeil et l’oisiveté ; on s’y rend le corps plus robuste, les membres plus agiles ; enfin, c’est un exercice qu’on peut prendre en faisant plaisir à plusieurs, et sans nuire à personne. D’ailleurs, ce qu’il a de mieux, c’est qu’il n’est pas fait pour tout le monde, comme les autres espèces de chasse, hormis celle du haut vol, qui n’appartient aussi qu’aux rois et aux grands seigneurs. Ainsi donc, Sancho, changez d’opinion, et quand vous serez gouverneur, adonnez-vous à la chasse ; vous verrez comme vous vous en trouverez bien. — Oh ! pour cela, non, répondit Sancho ; le bon gouverneur, comme la bonne femme, jambe cassée et à la maison. Il serait beau, vraiment, que les gens affairés vinssent le chercher de loin, et qu’il fût au bois à se divertir. Le gouvernement irait tout de travers. Par ma foi, seigneur, la chasse et les divertissements sont plus faits pour les fainéants que pour les gouverneurs. Ce à quoi je pense m’amuser, c’est à jouer à la triomphe les quatre jours de Pâques[2], et aux boules les dimanches et fêtes. Toutes ces chasses-là ne vont guère à mon humeur, et ne s’accommodent pas à ma conscience.

  1. Favila n’est pas précisément un roi goth. Ce fut le successeur de Pélage dans les Asturies. Son règne, ou plutôt son commandement, dura de 737 à 739.
  2. Noël, l’Épiphanie, Pâques et la Pentecôte.