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message, ils la changèrent en une villageoise, occupée à un aussi vil exercice qu’est celui de cribler du blé. Au reste, j’ai déjà dit que ce blé n’était ni seigle, ni froment, mais des grains de perles orientales. Pour preuve de cette vérité, je veux dire à vos excellences comment, passant, il y a peu de jours, par le Toboso, je ne pus jamais trouver les palais de Dulcinée ; et que le lendemain, tandis que Sancho, mon écuyer, la voyait sous sa propre figure, qui est la plus belle de l’univers, elle me parut, à moi, une paysanne laide et sale, et de plus fort mal embouchée, elle, la discrétion même. Or donc, puisque je ne suis pas enchanté, et que je ne puis pas l’être, suivant toute raison, c’est elle qui est l’enchantée, l’offensée, la changée et la transformée ; c’est sur elle que se sont vengés de moi mes ennemis, et pour elle je vivrai dans de perpétuelles larmes, jusqu’à ce que je la voie rendue à son premier état. J’ai dit tout cela pour que personne ne fasse attention à ce qu’a rapporté Sancho du crible et du blutoir, car si, pour moi, l’on a transformé Dulcinée, il n’est pas étonnant qu’on l’ait changée pour lui. Dulcinée est de bonne naissance et femme de qualité ; elle tient aux familles nobles du Toboso, où ces familles sont nombreuses, anciennes et de bon aloi. Il est vrai qu’il ne revient pas une petite part de cette illustration à la sans pareille Dulcinée, par qui son village sera fameux et renommé dans les siècles à venir, comme Troie le fut par Hélène, et l’Espagne par la Cava[1], bien qu’à meilleur titre et à meilleur renom. D’une autre part, je veux que vos seigneuries soient bien convaincues que Sancho Panza est un des plus gracieux écuyers qui aient jamais servi chevalier errant. Il a quelquefois des simplicités si piquantes qu’on trouve un vrai plaisir à se demander s’il est simple ou subtil ; il a des malices qui le feraient passer pour un rusé drôle, puis des laisser-aller qui le font tenir décidément pour un nigaud ; il doute de tout, et croit à tout cependant ; et, quand je pense qu’il va s’abîmer dans sa sottise, il lâche des saillies qui le remontent au ciel. Finalement, je ne le changerais pas contre un autre écuyer, me donnât-on de retour une ville tout entière. Aussi suis-je en doute si je ferai bien de l’envoyer au gouvernement dont votre grandeur lui a fait merci ; cependant, je vois en lui une certaine aptitude pour ce qui est de gouverner, et je crois qu’en lui aiguisant quelque peu l’intelligence, il saura tirer parti de toute espèce de

  1. Nom que donnèrent les chroniques arabes à Florinde, fille du comte Don Julien.