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plaudissements universels, il faut en inférer, si j’ai bonne mémoire, que votre grâce n’a jamais vu madame Dulcinée ; que cette dame n’est pas de ce monde ; que c’est une dame fantastique que votre grâce a engendrée et mise au jour dans son imagination, en l’ornant de tous les appas et de toutes les perfections qu’il vous a plu de lui donner. — Sur cela, il y a beaucoup à dire, répondit Don Quichotte : Dieu sait s’il y a ou non une Dulcinée en ce monde, si elle est fantastique ou réelle, et ce sont de ces choses dont la vérification ne doit pas être portée jusqu’à ses extrêmes limites. Je n’ai ni engendré, ni mis au jour ma dame ; mais je la vois et la contemple telle qu’il convient que soit une dame pour réunir en elle toutes les qualités qui puissent la rendre fameuse parmi toutes celles du monde, comme d’être belle sans souillure, grave sans orgueil, amoureuse avec pudeur, reconnaissante par courtoisie, et courtoise par bons sentiments ; enfin de haute noblesse, car sur un sang illustre la beauté brille et resplendit avec plus d’éclat que sur une humble naissance. — Cela est vrai, dit le duc ; mais le seigneur Don Quichotte me permettra de lui dire ce que me force à penser l’histoire que j’ai lue de ses prouesses. Il faut en inférer, tout en concédant qu’il y ait une Dulcinée dans le Toboso, ou hors du Toboso, et qu’elle soit belle à l’extrême degré où nous la dépeint votre grâce ; il faut inférer, dis-je, que, pour la hauteur de la naissance, elle ne peut entrer en comparaison avec les Oriane, les Alastrajarée, les Madasime[1], et cent autres de même espèce, dont sont remplies les histoires que votre grâce connaît bien. — À cela, répliqua Don Quichotte, je puis répondre que Dulcinée est fille de ses œuvres, que les vertus corrigent la naissance, et qu’il faut estimer davantage un vertueux d’humble sang qu’un vicieux de sang illustre. Dulcinée, d’ailleurs, possède certaines qualités qui peuvent la mener à devenir reine avec sceptre et couronne ; car le mérite d’une femme belle et vertueuse peut aller jusqu’à faire de plus grands miracles, et, sinon formellement, au moins virtuellement, elle enferme en elle de plus hautes destinées. — Je vous assure, seigneur Don Quichotte, reprit la duchesse, qu’en tout ce que dit votre grâce, vous allez,

    rattacher à la première ; et pour cela il suppose entre elles, non point un laps de dix années, mais seulement un intervalle de quelques jours.

  1. Oriane, maîtresse d’Amadis de Gaule, Alastrajarée, fille d’Amadis de Grèce et de la reine Zahara, et Madasime, fille de Famongomadan, géant du Lac-Bouillant, sont des dames de création chevaleresque.