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pas juste que l’écuyer d’un aussi grand chevalier que celui de la Triste-Figure, dont nous savons ici beaucoup de nouvelles, reste sur ses genoux. Levez-vous, ami, et dites à votre seigneur qu’il soit le bien-venu, et que nous nous offrons à son service, le duc mon époux et moi, dans une maison de plaisance que nous avons près d’ici. »

Sancho se releva, non moins surpris des attraits de la belle dame que de son excessive courtoisie, et surtout de lui avoir entendu dire qu’elle savait des nouvelles de son seigneur le chevalier de la Triste-Figure, qu’elle n’avait point appelé le chevalier des Lions, sans doute parce qu’il s’était donné trop récemment ce nom-là. « Dites-moi, frère écuyer, lui demanda la duchesse (dont on n’a jamais su que le titre, mais dont le nom est encore ignoré[1]), dites-moi, n’est-ce pas de ce chevalier votre maître qu’il circule une histoire imprimée ? N’est-ce pas lui qui s’appelle l’ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche, et n’a-t-il point pour dame de son âme une certaine Dulcinée du Toboso ? — C’est lui-même, madame, répondit Sancho, et ce sien écuyer, qui figure ou doit figurer dans cette histoire, qu’on appelle Sancho Panza, c’est moi, pour vous servir, à moins qu’on ne m’ait changé en nourrice, je veux dire qu’on ne m’ait changé à l’imprimerie. — Tout cela me réjouit fort, dit la duchesse. Allez, frère Panza, dites à votre seigneur qu’il soit le bien-venu dans mes terres, et qu’il ne pouvait rien m’arriver qui me donnât plus de satisfaction que sa présence. »

Avec une aussi agréable réponse, Sancho retourna plein de joie près de son maître, auquel il rapporta tout ce que lui avait dit la grande dame, dont il élevait au ciel, dans ses termes rustiques, la beauté merveilleuse, la grâce et la courtoisie. Don Quichotte se mit gaillardement en selle, s’affermit bien sur ses étriers, arrangea sa visière, donna de l’éperon à Rossinante, et, prenant un air dégagé, alla baiser les mains à la duchesse, laquelle avait fait appeler le duc son mari, et lui racontait, pendant que Don Quichotte s’avançait à leur rencontre, l’ambassade qu’elle venait de recevoir. Tous deux avaient lu la première partie de cette histoire, et connaissaient par elle l’extravagante humeur de Don Quichotte. Aussi

  1. Ces expressions prouvent que Cervantès n’a voulu désigner aucun grand d’Espagne de son temps, et que son duc et sa duchesse sont des personnages de pure invention. On a seulement conjecturé, d’après la situation des lieux, que le château où Don Quichotte reçoit si bon accueil est une maison de plaisance appelée Buenavia, située près du bourg de Pédrola en Aragon, et appartenant aux ducs de Villahermosa.