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les notes aiguës viennent bien en mesure, les suspensions sont nombreuses et précipitées ; enfin je me tiens pour vaincu, et vous rends la palme en ce rare talent d’agrément. — Eh bien ! répliqua le maître de l’âne, je m’estimerai désormais davantage, et je croirai savoir quelque chose, puisque j’ai quelque talent ; mais, en vérité, quoique je crusse fort bien braire, je n’avais jamais imaginé que ce fût avec la perfection que vous dites. — J’ajoute encore, reprit le second, qu’il y a de rares talents perdus dans le monde, et qui sont mal employés chez ceux qui ne savent pas s’en servir. — Quant aux nôtres, répondit le maître de l’âne, ils ne peuvent guère servir que dans les occasions comme celle qui nous occupe ; encore plaise à Dieu qu’ils nous y soient de quelque utilité. » Cela dit, ils se séparèrent de nouveau, et se remirent à braire ; mais à chaque pas ils se trompaient mutuellement et venaient se rejoindre, jusqu’à ce qu’ils convinrent, pour reconnaître que c’étaient eux et non l’âne, de braire deux fois coup sur coup. Après cela, et redoublant sans cesse les braiments, ils parcoururent toute la montagne sans que l’âne perdu répondît, même par signes. Mais comment aurait-il pu répondre, l’infortuné, puisqu’ils le trouvèrent au plus profond du bois, mangé par les