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chat angora, et qui semblait pleine d’argent ; puis il la lança contre le château, et, sur le coup, les planches s’entrouvrirent et tombèrent à terre, laissant la jeune fille à découvert et sans défense. L’Intérêt s’approcha d’elle avec les personnages de sa suite, et, lui ayant jeté une grosse chaîne d’or au cou, ils parurent la saisir, et l’emmener prisonnière. À cette vue, l’Amour et ses partisans firent mine de vouloir la leur enlever, et toutes les démonstrations d’attaque et de défense se faisaient en mesure au son des tambourins. Les sauvages vinrent séparer les deux troupes, et quand ils eurent rajusté avec promptitude les planches du château de bois, la demoiselle s’y renferma de nouveau, et ce fut ainsi que finit la danse, au grand contentement des spectateurs.

Don Quichotte demanda à l’une des nymphes qui l’avait composée et mise en scène. Elle répondit que c’était un bénéficier du village, lequel avait un fort gentil talent pour ces sortes d’inventions. « Je gagerais, reprit Don Quichotte, que ce bachelier ou bénéficier doit être plus ami de Camache que de Basile, et qu’il s’entend mieux à mordre le prochain qu’à chanter vêpres. Il a, du reste, fort bien encadré dans la danse les petits talents de Basile et les grandes richesses de Camache. » Sancho Panza, qui l’écoutait parler, dit aussitôt : « Au roi le coq, c’est à Camache que je m’en tiens. — On voit bien, Sancho, reprit Don Quichotte, que tu es un manant, et de ceux qui disent : Vive qui a vaincu. — Je ne sais trop desquels je suis, répondit Sancho, mais je sais bien que jamais je ne tirerai des marmites de Basile une aussi élégante écume que celle-ci, tirée des marmites de Camache ; » et en même temps il fit voir à son maître la casserole pleine de poules et d’oisons. Puis il prit une des volailles, et se mit à manger avec autant de grâce que d’appétit. « Pardieu, dit-il en avalant, à la barbe des talents de Basile, car autant tu as, autant tu vaux, et autant tu vaux, autant tu as. Il n’y a que deux sortes de rangs et de familles dans le monde, comme disait une de mes grand’mères, c’est l’avoir et le n’avoir pas[1], et c’est à l’avoir qu’elle se rangeait. Au jour d’aujourd’hui, mon seigneur Don Quichotte, on tâte plutôt le pouls

  1. La grand’mère de Sancho citait un ancien proverbe espagnol, que le poëte portugais Antonio Enriquez Gomez a paraphrasé de la manière suivante :

    El mundo tiene dos linages solos
    En entrambos dos polos.
    Tener esta en Oriente,
    Y no tener asiste en Occidente.
    (Academia III, vista 2.)