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pouillés de leurs peaux, et les poules toutes plumées qui pendaient aux arbres, pour être bientôt ensevelis dans les marmites, étaient innombrables, ainsi que les oiseaux et le gibier de diverses espèces pendus également aux branches pour que l’air les entretînt frais. Sancho compta plus de soixante grandes outres d’au moins cinquante pintes chacune, toutes remplies, ainsi qu’on le vit ensuite, de vins généreux. Il y avait des monceaux de pains blancs, comme on voit des tas de blé dans les granges. Les fromages, amoncelés comme des briques sur champ, formaient des murailles, et deux chaudrons d’huile, plus grands que ceux d’un teinturier, servaient à frire les objets de pâtisserie, qu’on en retirait avec deux fortes pelles, et qu’on plongeait dans un autre chaudron de miel qui se trouvait à côté. Les cuisiniers et les cuisinières étaient au nombre de plus de cinquante, tous propres, tous diligents et satisfaits. Dans le large ventre du bœuf étaient cousus douze petits cochons de lait, qui devaient l’attendrir et lui donner du goût. Quant aux épices de toutes sortes, on ne semblait pas les avoir achetées par livres, mais par quintaux, et elles étaient étalées dans un grand coffre ouvert. Finalement, les apprêts de la noce étaient rustiques, mais assez abondants pour nourrir une armée.

Sancho Panza regardait avec de grands yeux toutes ces merveilles, et les contemplait, et s’en trouvait ravi. La première chose qui le captiva, ce furent les marmites, dont il aurait bien volontiers pris un petit pot-au-feu ; ensuite, les outres lui touchèrent le cœur, puis enfin les gâteaux de fruits cuits à la poêle, si toutefois on peut appeler poêles d’aussi vastes chaudrons. Enfin, n’y pouvant plus tenir, il s’approcha de l’un des diligents cuisiniers, et, avec toute la politesse d’un estomac affamé, il le pria de lui laisser tremper une croûte de pain dans une de ces marmites.

— Frère, répondit le cuisinier, ce jour-ci n’est pas de ceux sur qui la faim ait prise, grâce au riche Camache. Mettez pied à terre, et regardez s’il n’y a point par là quelque cuiller à pot ; vous écumerez une poule ou deux, et grand bien vous fasse. — Je ne vois aucune cuiller, répliqua Sancho. — Attendez un peu, reprit le cuisinier. Sainte Vierge ! que vous faites l’innocent, et que vous êtes embarrassé pour peu de chose ! » En disant cela, il prit une casserole, la plongea dans une des cruches qui servaient de marmites, et en tira d’un seul coup trois poules et deux oies. « Tenez, ami, dit-il à Sancho, déjeunez avec cette écume, en attendant que vienne l’heure du dîner. — Mais je n’ai rien pour la mettre, répondit