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Pendant tout ce temps, Don Diégo de Miranda n’avait pas dit un mot, tant il mettait d’attention à observer les actions et les paroles de Don Quichotte, qui lui paraissait un homme sensé atteint de folie, et un fou doué de bon sens. Il n’avait pas encore connaissance de la première partie de son histoire, car, s’il en eût fait la lecture, il ne serait pas tombé dans cette surprise où le jetaient les actions et les paroles du chevalier, puisqu’il aurait connu de quelle espèce était sa folie. Ne la connaissant pas, il le prenait, tantôt pour un homme sensé, tantôt pour un fou, car ce qu’il disait était raisonnable, élégant, bien exprimé, et ce qu’il faisait, extravagant, téméraire, absurde. L’hidalgo se disait : « Quelle folie peut-il y avoir plus grande que celle de se mettre sur la tête une salade pleine de fromage blanc, et de s’imaginer que les enchanteurs vous amollissent le crâne ? quelle témérité, quelle extravagance plus grande que de vouloir se battre par force avec des lions ? » Don Quichotte le tira de cette rêverie, et coupa court à ce monologue, en lui disant : « Je parierais, seigneur Don Diégo de Miranda, que votre grâce me tient dans son opinion pour un homme insensé, pour un fou. Et vraiment, je ne m’en étonnerais pas, car mes œuvres ne peuvent rendre témoignage d’autre chose. Eh bien, je veux pourtant faire observer à votre grâce que

    qui lui avait pris un cerf à la chasse, il descend de son cheval qui, épouvanté, ne voulait pas aller en avant. Mais Don Quichotte avait pu trouver ailleurs que dans ses livres un exemple de sa folle action. On raconte que, pendant la dernière guerre de Grenade, les rois catholiques ayant reçu d’un émir africain un présent de plusieurs lions, des dames de la cour regardaient du haut d’un balcon ces animaux dans leur enceinte. L’une d’elles, que servait le célèbre Don Manuel Ponce, laissa tomber son gant exprès ou par mégarde. Aussitôt Don Manuel s’élança dans l’enceinte l’épée à la main, et releva le gant de sa maîtresse. C’est à cette occasion que la reine Isabelle l’appela Don Manuel Ponce de Léon, nom que ses descendants ont conservé depuis, et c’est pour cela que Cervantès appelle Don Quichotte nouveau Ponce de Léon. Cette histoire est racontée par plusieurs chroniqueurs, entre autres par Perez de Hita dans un de ses romances. (Guerras civiles de Grenada, cap. XVII.)

    ¡ O el bravo Don Manuel,
    Ponce de Leon llamado,
    Aquel que sacará el guante,
    Que por industria fue echado
    Donde estaban los leones,
    Y ello sacó muy osado !