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peu à peu jusqu’à ce qu’ils pussent entendre les cris de Don Quichotte qui les appelait. Finalement, ils revinrent auprès du chariot, et quand ils arrivèrent, Don Quichotte dit au charretier : « Allons, frère, attelez vos mules et continuez votre voyage. Et toi, Sancho, donne-lui deux écus d’or, pour lui et pour le gardien des lions, en récompense du temps que je leur ai fait perdre. — Je les donnerai de bien bon cœur, répondit Sancho ; mais les lions, que sont-ils devenus ? sont-ils morts ou vifs ? »

Alors le gardien, prenant son temps et ses aises, se mit à conter par le menu la fin de la bataille, exagérant de son mieux la vaillance de Don Quichotte. « À la vue du chevalier, dit-il, le lion intimidé n’osa pas sortir de la cage, bien que j’aie tenu la porte ouverte un bon espace de temps ; et quand j’ai dit à ce chevalier que c’était tenter Dieu que d’exciter le lion pour l’obliger par force à sortir, comme il voulait que je fisse, ce n’est qu’à son corps défendant et contre sa volonté qu’il m’a permis de fermer la porte. — Hein ! que t’en semble, Sancho ? s’écria Don Quichotte ; y a-t-il des enchantements qui prévalent contre la véritable valeur ? Les enchanteurs pourront bien m’ôter la bonne chance, mais le cœur et le courage, je les en défie. »

Sancho donna les deux écus, le charretier attela ses bêtes, le gardien baisa les mains à Don Quichotte en signe de reconnaissance, et lui promit de conter ce vaillant exploit au roi lui-même quand il le verrait à la cour. « Eh bien, reprit Don Quichotte, si par hasard sa majesté demande qui l’a fait, vous lui direz que c’est le chevalier des lions ; car désormais je veux qu’en ce nom se change, se troque et se transforme celui que j’avais jusqu’à présent porté, de Chevalier de la Triste-Fïgure. En cela, je ne fais que suivre l’antique usage des chevaliers errants, qui changeaient de nom quand il leur en prenait fantaisie, ou quand ils y trouvaient leur compte[1]. » Cela dit, le chariot reprit sa route, et Don Quichotte, Sancho et l’homme au gaban vert continuèrent la leur[2].

  1. Ainsi Amadis de Gaule, que Don Quichotte prenait spécialement pour modèle, après s’être également appelé le chevalier des Lions, s’appela successivement le chevalier Rouge, le chevalier de l’Île-Ferme, le chevalier de la Verte-Épée, le chevalier du Nain et le chevalier Grec.
  2. Les histoires chevaleresques sont remplies de combats de chevaliers contre des lions. Palmérin d’Olive les tuait comme s’ils eussent été des agneaux, et son fils Primaléon n’en faisait pas plus de cas. Palmérin d’Angleterre combattit seul contre deux tigres et deux lions ; et quand le roi Périon, père d’Amadis de Gaule, veut combattre un lion