Page:Cervantes - L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, traduction Viardot, 1837, tome 2.djvu/18

Cette page a été validée par deux contributeurs.

ta simplicité. » Le barbier, qui avait eu la même pensée que son compère, demanda à Don Quichotte quelle était cette mesure qu’il serait à son avis si utile de prendre. « Peut-être, ajouta-t-il, sera-t-elle bonne à porter sur la longue liste des impertinentes remontrances qu’on a coutume d’adresser aux princes. — La mienne, seigneur râpeur de barbes, reprit Don Quichotte, ne sera point impertinente, mais fort pertinente, au contraire. — Je ne le dis pas en ce sens, répliqua le barbier ; mais parce que l’expérience prouve que tous ou presque tous les expédients qu’on propose à sa majesté sont impossibles ou extravagants, et au détriment du roi ou du royaume. — Eh bien ! répondit Don Quichotte, le mien n’est ni impossible, ni extravagant ; c’est le plus facile, le plus juste, et le mieux avisé qui puisse tomber dans la pensée d’aucun inventeur d’expédients[1]. — Pourquoi votre grâce tarde-t-elle à le dire, seigneur Don Quichotte ? demanda le curé. — Je ne voudrais pas, répondit Don Quichotte, le dire ici à cette heure, et que demain matin il arrivât aux oreilles de messieurs les conseillers du conseil de Castille, de façon qu’un autre reçût les honneurs et le prix de mon travail. — Quant à moi, dit le barbier, je donne ma parole, tant ici-bas que devant Dieu, de ne répéter ce que va dire votre grâce ni à Roi, ni à Roch, ni à nul homme terrestre : serment que j’ai appris dans le romance du curé, lequel avisa le roi du larron qui lui avait volé les cent doubles et sa mule au pas d’amble[2]. — Je ne sais pas

  1. On appelait ces charlatans politiques arbitristas, et les expédients qu’ils proposaient, arbitrios. Cervantès s’est moqué d’eux fort gaiement dans le Dialogue des Chiens. Voici le moyen qu’y propose un de ces arbitristas, pour combler le vide du trésor royal : « Il faut demander aux cortès que tous les vassaux de sa majesté, de quatorze à soixante ans, soient tenus de jeûner, une fois par mois, au pain et à l’eau, et que toute la dépense qu’ils auraient faite ce jour-là, en fruits, viande, poisson, vin, œufs et légumes, soit évaluée en argent, et fidèlement payée à sa majesté, sous l’obligation de serment. Avec cela, en vingt ans, le trésor est libéré. Car enfin, il y a bien en Espagne plus de trois millions de personnes de cet âge… qui dépensent bien chacune un réal par jour, ne mangeassent-elles que des racines de pissenlit. Or, croyez-vous que ce serait une misère que d’avoir chaque mois plus de trois millions de réaux comme passés au crible ? D’ailleurs, tout serait profit pour les jeûneurs, puisque avec le jeûne ils serviraient à la fois le ciel et le roi ; et, pour un grand nombre, ce serait en outre profitable à la santé. Voilà mon moyen, sans frais ni dépens, et sans nécessité de commissaires, qui sont la ruine de l’état… »
  2. Allusion à quelque romance populaire du temps, aujourd’hui complètement inconnu.