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de ce qu’on appelle raison d’état et modes de gouvernement : l’un réformait cet abus et condamnait celui-là ; l’autre corrigeait cette coutume et réprouvait celle-ci : bref, chacun des trois amis devint un nouveau législateur, un Lycurgue moderne, un Solon tout neuf ; et, tous ensemble, ils refirent si bien l’état de fond en comble, qu’on eût dit qu’ils l’avaient rapporté à la forge, et l’en avaient retiré tout autre qu’ils ne l’y avaient mis. Don Quichotte parla avec tant d’intelligence et d’esprit sur les diverses matières qu’on traita, que les deux examinateurs furent convaincus qu’il avait recouvré toute sa santé et tout son jugement.

La nièce et la gouvernante étaient présentes à l’entretien, et, pleurant de joie, ne cessaient de rendre grâce à Dieu de ce qu’elles voyaient leur seigneur revenu à une si parfaite intelligence. Mais le curé, changeant son projet primitif, qui était de ne pas toucher à la corde de chevalerie, voulut rendre l’expérience complète, et s’assurer si la guérison de Don Quichotte était fausse ou véritable. Il vint donc, de fil en aiguille, à raconter quelques nouvelles qui arrivaient de la capitale. Entre autres choses, il dit qu’on tenait pour certain que le Turc descendait du Bosphore avec une flotte formidable[1] ; mais qu’on ignorait encore son dessein, et sur quels rivages devait fondre une si grande tempête. Il ajouta que, dans cette crainte, qui presque chaque année nous tient sur le qui-vive, toute la chrétienté était en armes, et que sa majesté avait fait mettre en défense les côtes de Naples, de Sicile et de Malte.

Don Quichotte répondit : « Sa majesté agit en prudent capitaine lorsqu’elle met à temps ses états en sûreté, pour que l’ennemi ne les prenne pas au dépourvu. Mais si sa majesté acceptait mon avis, je lui conseillerais une mesure dont elle est certainement, à l’heure qu’il est, bien loin de se douter. » À peine le curé eut-il entendu ces mots qu’il dit en lui-même : « Que Dieu te tende la main, pauvre Don Quichotte ! il me semble que tu te précipites du faîte élevé de ta folie au profond abîme de

  1. Depuis le milieu du seizième siècle, les entreprises maritimes des Turcs faisaient, en Italie et en Espagne, le sujet ordinaire des conversations politiques. Elles étaient même entrées dans le langage proverbial ; Juan Cortès de Tolédo, auteur du Lazarille de Manzanarès, dit, en parlant d’une belle-mère, que c’était une femme plus redoutée que la descente du Turc. Cervantès dit également, au début de son Voyage au Parnasse, en prenant congé des marches de l’église San-Felipe, sur lesquelles se réunissaient les nouvellistes du temps : « Adieu, promenade de San-Felipe, où je lis, comme dans une gazette de Venise, si le chien turc monte ou descend. »