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ravie, répliqua la femme ; montrez-moi vite, cher ami, ces choses de plus de considération et de poids ; je les veux voir pour qu’elles réjouissent ce pauvre cœur, qui est resté si triste et si inconsolable tous les siècles de votre absence. — Vous les verrez à la maison, femme, reprit Panza, et quant à présent soyez contente, car, si Dieu permet que nous nous mettions une autre fois en voyage pour chercher des aventures, vous me verrez bientôt revenir comte, ou gouverneur d’une île, et non de la première venue, mais de la meilleure qui se puisse rencontrer. — Que le Ciel y consente, mari, répondit la femme, car nous en avons grand besoin. Mais, dites-moi, qu’est-ce que c’est que ça, des îles ? Je n’y entends rien. — Le miel n’est pas pour la bouche de l’âne, répliqua Sancho ; au temps venu, tu le verras, femme, et même tu seras bien étonnée de t’entendre appeler votre seigneurie par tous tes vassaux. — Que dites-vous là, Sancho, de vassaux, d’îles et de seigneuries ? reprit Juana Panza (ainsi s’appelait la femme de Sancho, non qu’ils fussent parents, mais parce qu’il est d’usage dans la Manche que les femmes prennent le nom de leurs maris[1]). — Ne te presse pas tant, Juana, de savoir tout cela d’un seul coup. Il suffit que je te dise la vérité, et bouche close. Seulement je veux bien te dire, comme en passant, qu’il n’y a rien pour un homme de plus délectable au monde que d’être l’honnête écuyer d’un chevalier errant chercheur d’aventures. Il est bien vrai que la plupart de celles qu’on trouve ne tournent pas si plaisamment que l’homme voudrait, car, sur un cent que l’on rencontre en chemin, il y en a régulièrement quatre-vingt-dix-neuf qui tournent tout de travers. Je le sais par expérience, puisque, de quelques-unes, je me suis tiré berné, et d’autres, moulu ; mais avec tout cela, c’est une jolie chose que d’attendre les aventures, en traversant les montagnes, en fouillant les forêts, en grimpant sur les rochers, en visitant les châteaux, et en s’hébergeant dans les hôtelleries, à discrétion, sans payer un maravédi d’écot, pas seulement l’aumône du diable. »

  1. Dans le reste de l’Espagne, les femmes mariées conservaient et conservent encore leurs noms de filles.

    Cervantès, dans le cours du Don Quichotte, donne plusieurs noms à la femme de Sancho. Il l’appelle, au commencement de la première partie, Mari-Gutierrez, à présent, Juana Panza ; dans la seconde partie, il l’appellera Teresa Cascajo, puis, une autre fois, Mari-Gutierrez, puis Teresa Panza. C’est, en définitive, ce dernier nom qu’il lui donne le plus souvent.