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Le chevrier regarda Don Quichotte, et, comme il le vit de si pauvre pelage et de si triste carrure, il se tourna, tout surpris, vers le barbier qui était à son côté : « Seigneur, lui dit-il, quel est cet homme qui a une si étrange mine, et qui parle d’une si étrange façon ? — Qui pourrait-ce être, répondit le barbier, sinon le fameux Don Quichotte de la Manche, le défaiseur de griefs, le redresseur de torts, le soutien des damoiselles, l’effroi des géants et le vainqueur des batailles ? — Cela ressemble fort, repartit le chevrier, à ce qu’on lit dans les livres des chevaliers errants, qui faisaient, ma foi, tout ce que vous me dites que fait celui-ci ; mais cependant j’imagine, à part moi, ou que votre grâce s’amuse et raille, ou que ce galant homme a des chambres vides dans la tête. — Vous êtes un grandissime faquin ! s’écria Don Quichotte ; c’est vous qui êtes le vide et le timbré ; et j’ai la tête plus pleine que ne fut jamais le ventre de la carogne qui vous a mis au monde. » Puis, sans plus de façon, il sauta sur un pain qui se trouvait auprès de lui, et le lança au visage du chevrier avec tant de furie qu’il lui aplatit le nez sous le coup. Le chevrier, qui n’entendait rien à la plaisanterie, voyant avec quel sérieux on le maltraitait, sans respecter ni le tapis, ni la nappe, ni tous ceux qui dînaient à l’entour, se jeta sur Don Quichotte, et le saisit à la gorge avec les deux mains. Il l’étranglait, sans aucun doute, si Sancho Panza, arrivant sur ces entrefaites, n’eût pris le chevrier par les épaules et ne l’eût jeté à la renverse sur la table, cassant les assiettes, brisant les verres, et bouleversant tout ce qui s’y trouvait. Don Quichotte, se voyant libre, accourut grimper sur l’estomac du chevrier, qui, le visage plein de sang, et moulu de coups par Sancho, cherchait à tâtons un couteau sur la table pour tirer quelque sanglante vengeance. Mais le chanoine et le curé l’en empêchèrent. Pour le barbier, il fit en sorte que le chevrier mît à son tour sous lui Don Quichotte, sur lequel il fit pleuvoir un tel déluge de coups de poing que le visage du pauvre chevalier n’était pas moins baigné de sang que le sien. Le chanoine et le curé riaient à se tenir les côtes, les archers dansaient de joie, et les uns comme les autres criaient xi, xi, comme on fait aux chiens qui se battent[1]. Le seul Sancho Panza se désespérait, parce

  1. Voilà un passage tout à-fait indigne de Cervantès, qui se montre toujours si doux et si humain ; il y fait jouer au curé et au chanoine un rôle malséant à leur caractère, et il tombe justement dans le défaut qu’il a reproché depuis à son plagiaire Fernandez de Avellaneda.