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Cela fait, il alla visiter sa monture ; et, quoique l’animal eût plus de tares que de membres, et plus triste apparence que le cheval de Gonéla, qui tantum pellis et ossa fuit[1], il lui sembla que, ni le Bucéphale d’Alexandre, ni le Babiéca du Cid, ne lui étaient comparables. Quatre jours se passèrent à ruminer dans sa tête quel nom il lui donnerait ; car, se disait-il, il n’est pas juste que cheval de si fameux chevalier, et si bon par lui-même, reste sans nom connu. Aussi essayait-il de lui en accommoder un qui désignât ce qu’il avait été avant d’entrer dans la chevalerie errante, et ce qu’il était alors. La raison voulait d’ailleurs que, son maître changeant d’état, il changeât aussi de nom, et qu’il en prît un pompeux et éclatant, tel que l’exigeaient le nouvel ordre et la nouvelle profession qu’il embrassait. Ainsi, après une quantité de noms qu’il composa, effaça, rogna, augmenta, défit et refit dans sa mémoire et son imagination, à la fin il vint à l’appeler Rossinante[2], nom, à son idée, majestueux et sonore, qui signifiait ce qu’il avait été et ce qu’il était devenu, la première de toutes les rosses du monde.

Ayant donné à son cheval un nom si à sa fantaisie, il voulut s’en donner un à lui-même, et cette pensée lui prit huit autres jours, au bout

  1. Pietro Gonéla était le bouffon du duc Borso de Ferrare, qui vivait au quinzième siècle. Luigi Domenichi a fait un recueil de ses pasquinades. Un jour, ayant gagé que son cheval, vieux et étique, sauterait plus haut que celui de son maître, il le fit jeter du haut d’un balcon, et gagna le pari. – La citation latine est empruntée à Plaute. (Aulularia, act. III, scène 6.)
  2. Ce nom est un composé et un augmentatif de rocin, petit cheval, bidet, haridelle. Cervantès a voulu faire, en outre, un jeu de mots. Le cheval qui était rosse auparavant (rocin-antes) est devenu la première rosse (ante-rocin).