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espèce, de ceux dont les gens disent qu’ils vont à leurs aventures. Sinon il faut nier aussi que le vaillant Portugais Juan de Merlo ait été chevalier errant, qu’il soit allé en Bourgogne, qu’il ait combattu dans la ville de Ras contre le fameux seigneur de Charni, appelé Moïse-Pierre[1] ; puis, dans la ville de Bâle, contre Moïse-Henri de Remestan[2], et qu’il soit sorti deux fois de la lice vainqueur et couvert de gloire. Il faut nier encore les aventures et les combats que livrèrent également en Bourgogne les braves Espagnols Pedro Barba et Gutierre Quixada (duquel je descends en ligne droite de mâle en mâle), qui vainquirent les fils du comte de Saint-Pol. Que l’on nie donc aussi que Don Fernando de Guevara soit allé chercher des aventures en Allemagne, où il combattit messire Georges, chevalier de la maison du duc d’Autriche[3] ; qu’on dise enfin que ce sont des contes pour rire, les joutes de Suéro de Quiñones, celui du pas de l’Orbigo[4], les défis de Mosen-Luis de Falcès à Don Gonzalo de Guzman, chevalier castillan[5], et tant d’autres exploits faits par des chevaliers chrétiens de ces royaumes et des pays étrangers, si authentiques, si véritables, que celui qui les nie, je le répète, est dépourvu de toute intelligence et de toute raison. »

Le chanoine fut étrangement surpris d’entendre le singulier mélange de vérités et de mensonges que faisait Don Quichotte, et de voir quelle connaissance complète il avait de toutes les choses relatives à sa cheva-

  1. Pierre de Beaufremont, seigneur de Charbot-Charny.
  2. Ou plutôt Ravestein.
  3. Juan de Merlo, Pedro Barba, Gutierre Quixada, Fernando de Guevara, et plusieurs autres chevaliers de la cour du roi de Castille Jean II, quittèrent en effet l’Espagne, en 1434, 35 et 36, pour aller dans les cours étrangères rompre des lances en l’honneur des dames. On peut consulter, sur ces pèlerinages chevaleresques, La Cronica del rey Don Juan el II (Cap. 255 à 267.
  4. Suero de Quiñones, chevalier léonais, fils du grand-bailly (merino-mayor) des Asturies, célébra, en 1434, sur le pont de l’Orbigo, à trois lieues d’Astorga, des joutes fameuses qui durèrent trente jours. Accompagné de neuf autres mantenedores, ou champions, il soutint la lice contre soixante-huit conquistadores, ou aventuriers, venus pour leur disputer le prix du tournoi. La relation de ces joutes forme la matière d’un livre de chevalerie, écrit par Fray Juan de Pineda, sous le titre de Paso honroso, et publié à Salamanque en 1588.
  5. Cronica del rey Don Juan el II (Cap. 103).