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vraie[1], non plus que l’aventure de Fiérabras au pont de Mantible, qui arriva du temps de Charlemagne[2] ? Je jure Dieu que c’est aussi bien la vérité qu’il est maintenant jour. Si c’est un mensonge, alors il en doit être de même et d’Hector, et d’Achille, et de la guerre de Troie, et des douze pairs de France, et du roi Artus d’Angleterre, qui est encore à présent transformé en corbeau, et que ses sujets attendent d’heure en heure[3]. Osera-t-on dire aussi que l’histoire de Guarino Mezquino[4] est mensongère, ainsi que celle de la conquête du Saint-Grial[5] ; que les amours de Tristan et de la reine Iseult sont apocryphes, aussi bien que ceux de la reine Genièvre et de Lancelot[6], tandis qu’il y a des gens qui se rappellent presque d’avoir vu la duègne Quintagnone, laquelle fut le meilleur échanson de vin qu’eut la Grande-Bretagne ? Cela est si vrai, que je me souviens qu’une de mes grand’mères, celle du côté de mon père, me disait, quand elle rencontrait quelque duègne avec de respectables coiffes : « Celle-ci, mon enfant, ressemble à la duègne Quintagnone ; » d’où je conclus qu’elle dut la connaître elle-même, ou du moins en avoir vu quelque por-

  1. L’histoire de Floripe et de sa tour flottante, où l’on donna asile à Guy de Bourgogne et aux autres pairs, est rapportée dans les Chroniques des douze pairs de France.
  2. Le pont de Mantible, sur la rivière Flagor (sans doute le Tage), était formé de trente arches de marbre blanc, et défendu par deux tours carrées. Le géant Galafre, aidé de cent Turcs, exigeait des chrétiens, pour droit de passage, et sous peine de laisser leurs têtes aux créneaux du pont, trente couples de chiens de chasse, cent jeunes vierges, cent faucons dressés, et cent chevaux enharnachés ayant à chaque pied un marc d’or fin. Fiérabras vainquit le géant. (Histoire de Charlemagne, chap. 30 et suiv.)
  3. Comme les Juifs le Messie, ou les Portugais le roi Don Sébastien.
  4. L’histoire de ce chevalier fut écrite d’abord en italien, dans le cours du treizième siècle, par le maestro Andréa, de Florence ; elle fut traduite en espagnol par Alonzo Fernandez Aleman, Séville, 1548.
  5. Le Saint-Grial est le plat où Joseph d’Arimathie reçut le sang de Jésus-Christ, quand il le descendit de la croix pour lui donner la sépulture. La conquête du Saint-Grial par le roi Artus et les chevaliers de la Table-Ronde est le sujet d’un livre de chevalerie, écrit en latin, dans le douzième siècle, et traduit depuis en espagnol. Séville, 1500.
  6. Les histoires si connues de Tristan de Léonais et de Lancelot du Lac furent également écrites en latin, avant d’être traduites en français par ordre du Normand Henri II, roi d’Angleterre, vers la fin du douzième siècle. Ce fut peu de temps après que le poëte Chrétien de Troyes fit une imitation en vers de ces deux romans.