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avec le curé du pays, homme docte et gradué à Sigüenza[1], sur la question de savoir lequel avait été le meilleur chevalier, de Palmérin d’Angleterre ou d’Amadis de Gaule. Pour maître Nicolas, barbier du même village, il assurait que nul n’approchait du chevalier de Phébus, et que, si quelqu’un pouvait lui être comparé, c’était le seul Don Galaor, frère d’Amadis de Gaule ; car celui-là était propre à tout, sans minauderie, sans grimaces, non point un pleureur comme son frère, et ne lui cédant pas d’un pouce pour le courage.

Enfin, notre hidalgo s’acharna tellement à sa lecture que ses nuits se passaient en lisant du soir au matin, et ses jours, du matin au soir. Si bien qu’à force de dormir peu et de lire beaucoup, il se dessécha le cerveau, de manière qu’il vint à perdre l’esprit. Son imagination se remplit de tout ce qu’il avait lu dans les livres, enchantements, querelles, défis, batailles, blessures, galanteries, amours, tempêtes, et autres extravagances ; et il se fourra si bien dans la tête que tout ce magasin d’inventions rêvées était la vérité pure, qu’il n’y eut pour lui nulle autre histoire plus certaine dans le monde. Il disait que le Cid Ruy Diaz avait sans doute été bon chevalier ; mais qu’il n’approchait point du chevalier de l’Ardente-Épée, lequel, d’un seul revers, avait coupé par la moitié deux farouches

    Aussi la laisserai-je en cette partie, donnant licence à quiconque au pouvoir duquel l’autre partie tomberait, de la joindre à celle-ci, car j’ai grand désir de la voir. » (Bélianis, liv. VI, chap. 75.)

  1. Gradué à Sigüenza est une ironie. Du temps de Cervantès, on se moquait beaucoup