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médie remplit ce qu’on attend d’elle. À cela, je répondrais que ce but serait sans comparaison bien mieux atteint par les bonnes comédies que par celles qui ne le sont pas ; car, après avoir assisté à une comédie régulière et ingénieuse, le spectateur sortirait amusé par les choses plaisantes, instruit par les choses sérieuses, étonné par les événements, réformé par le bon langage, mieux avisé par les fourberies, plus intelligent par les exemples, courroucé contre le vice et passionné pour la vertu. Tous ces sentiments, la bonne comédie doit les éveiller dans l’âme de l’auditeur, si rustique et si lourdaud qu’il soit. De même, il est impossible qu’une comédie réunissant toutes ces qualités ne plaise, ne réjouisse et ne satisfasse bien plus que celle qui en sera dépourvue, comme le sont la plupart des pièces qu’on représente aujourd’hui. La faute n’en est pas aux poëtes qui les composent, car plusieurs d’entre eux connaissent fort bien en quoi ils pèchent, et ne savent pas moins ce qu’ils devraient faire. Mais, comme les comédies sont devenues une marchandise à vendre, ils disent, et avec raison, que les acteurs ne les achèteraient pas si elles n’étaient taillées à la mode. Ainsi le poëte est contraint de se plier à ce qu’exige le comédien, qui doit lui payer son ouvrage. Veut-on une preuve de cette vérité ? qu’on voie les comédies en nombre infini qu’a composées un heureux génie de ces royaumes, avec tant de fécondité, tant d’esprit et de grâce, un vers si élégant, un dialogue si bien assaisonné de saillies plaisantes et de graves maximes, qu’il remplit le monde de sa renommée[1]. Eh bien ! parce qu’il cède aux exigences des comédiens, elles ne sont pas arrivées toutes, comme quelques-unes d’entre elles, au degré de perfection qu’elles devaient atteindre. D’autres auteurs écrivent leurs pièces tellement à l’étourdie, qu’après les avoir jouées, les comédiens sont obligés de fuir et de s’expatrier, dans la crainte d’être punis, comme cela est

  1. Cet heureux et fécond génie est Lope de Vega, contre lequel Cervantès a principalement dirigé sa critique du théâtre espagnol. À l’époque où parut la première partie du Don Quichotte, Lope de Vega n’avait pas encore composé le quart des dix-huit cents comédies de capa y espada qu’a écrites sa plume infatigable.

    Il faut observer aussi qu’à la même époque le théâtre espagnol ne comptait encore qu’un seul grand écrivain ; c’est depuis qu’ont paru Calderon, Moreto, Tirso de Molina, Rojas, Solis, etc., lesquels ont laissé bien loin derrière eux les contemporains de Cervantès.